by Le Magazine de la Diaspora Ivoirienne et des Ami(e)s de la Côte d’Ivoire | 2 février 2011 10 h 09 min
Femi Kuti est le digne héritier de son père. Ses albums n’ont pas perdu en pugnacité. Bien au contraire, son dernier opus Africa for Africa constitue à lui seul un programme de reconquête : celle de l’Afrique par les Africains. Le musicien nigérian sera à l’affiche de la 7e édition du Festival sur le fleuve Niger de Ségou en février prochain, au Mali. Entretien.
Votre dernier album s’intitule Africa for africa. Le continent ne s’appartient pas ou il n’appartient pas aux Africains, selon vous ?
Pas assez ! Si la Bbc n’avait pas parlé du génocide rwandais, nous ne l’aurions pas su au Nigeria. Si Cnn n’évoquait pas les problèmes en Somalie ou au Darfour, il n’y aurait pas de stations africaines qui nous en auraient informé. Même quand ces médias panafricains existent, ils s’en réfèrent à la presse internationale. Bbc et Cnn exposent respectivement les préoccupations des Britanniques et des Américains au reste du monde. A quand le réseau africain qui exposera sincèrement les préoccupations des Africains au reste du monde ? Quand Cnn fait un mauvais sujet sur le continent, les Africains s’en plaignent. Quand la Bbc fait un mauvais sujet sur Lagos, on s’en plaint. Mais Bbc ne fait que montrer ce qu’elle voit : la misère dans laquelle certains vivent à Lagos. Ce à quoi les Nigérians rétorquent qu’il y a d’autres qui vivent comme des rois. C’est pire parce que c’est incompréhensible que certains vivent dans la misère et que d’autres vivent comme des rois. Nous nous retrouvons sans aucune défense. Tout cela pour dire que nous ne disposons pas d’un média panafricain objectif qui lutte contre la corruption en Afrique et qui s’exprime au nom des Africains.
Vous parlez dans vos différents titres, notamment de Politics in Africa, Bad government, de mauvaise gouvernance, du fait que les Africains se prennent en charge et que ce sont leurs leaders qui posent problème. Comment trouver une solution à ce problème ?
En aimant beaucoup plus l’Afrique. Les Africains en Afrique veulent aller en Amérique, aller en Angleterre ou venir en France. Ils ne veulent pas rester sur le continent. La bataille est déjà perdue d’avance parce que notre esprit est tourné vers l’extérieur. Mais si seulement nous nous préoccupions de ce qui se passe au Rwanda, au Sénégal ou au Nigeria en ôtant de nos esprits les frontières qui ont été érigées par la colonisation et qui polluent notre esprit, nous verrons progressivement, même si cela prend du temps, que nous serons plus à même de régler les problèmes qui se posent à nous.
Les gens ont envie de partir parce qu’ils sont pauvres…
Nous sommes pauvres parce que nous ne préoccupons pas assez de notre sort. Nous ne sommes pas prêts à nous lever et à nous battre. Les négriers ont fait de nous des esclaves et aujourd’hui, nous nous réduisons nous-mêmes en esclavagé. Nous quittons l’Afrique pour nous retrouver à faire des ménages en Occident, un travail que nous ne ferions pour rien au monde chez nous. Tout cela dans l’illusion qu’on gagne plus d’argent. N’aurait-il pas été plus judicieux de rester en Afrique et de se battre pour défendre sa dignité et ses droits ?
Dans un entretien donné, il y a quelques mois, vous expliquiez qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir du cinquantenaire des indépendances au Nigeria. Pourquoi est-il si difficile pour les pays africains de se développer
Pas seulement au Nigeria, mais partout en Afrique. Nous avons des problèmes parce que nous ne sommes pas appropriés notre histoire. L’Afrique a souffert de la traite négrière pendant 500 ans, les Juifs ont souffert six ans sous Hitler pendant la guerre. La prise de conscience du drame qu’ont vécu les Juifs vient du fait que des images d’archives existent. Ce n’est pas le cas de la traite négrière, il y a très peu d’images d’archives de ces hommes et de ces femmes qui étaient pieds et poings liés. Si les Africains communiquaient plus massivement pour dénoncer ce qui leur était arrivé, cela aurait peut-être aidé certain à comprendre pourquoi l’Afrique est aujourd’hui, dans cet état. Je vais vous donner un exemple. Nous continuons a appeler les pays colonisateurs en anglais « the colonial masters (puissances coloniales) ». Ce qui est la preuve de notre défaite sur le plan psychologique. Car ces gens n’étaient autres que des trafiquants d’êtres humains. Dans nos livres d’histoire, il aurait dû être mentionné qu’ils ne méritaient pas le qualificatif de « colonial masters ». Nous devons raconter comment nos aînés se sont battus pour arracher leur indépendance. L’histoire, qui est enseignée, privilégie trop le fait qu’elle nous ait été octroyée comme une faveur. Les pères de l’indépendance comme Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba ont été stoppés dans leur élan au profit de leaders soutenus par les Occidentaux parce qu’ils pouvaient faire perdurer le système colonial en servant les intérêts de leurs soutiens. Quand nous aurons compris l’histoire et l’aurons réécrite comme il se doit afin de lui faire refléter la réalité, nous pourrons alors nous servir de cette énergie pour développer le continent africain.
Pour vous, le combat est dans le fait de s’approprier notre histoire et de mieux la divulguer ?
Pas seulement, il y a d’autres problèmes à surmonter. Nous ne disposons d’aucune infrastructure. Au Nigeria, par exemple, je ne peux pas circuler comme cela se fait en France. Les dirigeants africains n’ont pas assez investi, les entreprises africaines ne contribuent pas assez au développement économique de leurs pays. On continue d’avoir besoin d’un visa pour aller d’un pays à un autre, à l’intérieur de frontières arbitrairement tracées par le colonisateur, alors qu’ailleurs, il est question de libre circulation. Pourquoi ? C’est ce dont Kwame Nkrumah parlait. Si l’Afrique avait une monnaie unique, nous ne nous épuiserons pas à convertir nos devises en dollar ou en euro pour pouvoir les utiliser dans nos pays respectifs.
Vous êtes ce que l’on appelle un chanteur engagé. Vos albums dénoncent tout cela. Sentez-vous que les choses changent grâce à vos chansons ? Vous pensez que la musique est le moyen de faire changer les choses ?
C’est un moyen parmi tant d’autres. Si vous ne retranscrivez pas ce que je dis, les gens ne comprendront pas de quoi je parle dans mes chansons. Ce n’est pas la musique en elle-même qui conduit au changement, mais elle y participe.
Vous dites la musique, c’est de l’amour parce que ça parle au cœur. Cependant, vous ne pouvez pas chanter des chansons d’amour. Mais quand on écoute votre album, on aimerait bien que vous en produisiez quelques unes. Est-il possible que vous changiez d’avis ?
Ça vous toucherait ? Les problèmes qui sont les nôtres me révoltent. J’ai choisi de ne pas recourir à la violence pour exprimer mon indignation. Je ne suis pas dans le besoin mais quand je pense à tous ceux qui le sont, qui meurent parce qu’ils n’ont pas un euro et qu’on me demande de l’argent, comme si j’étais un roi, je ne suis pas heureux. Car ce n’est pas ce que je souhaite. Je veux parler aux gens, être l’ami de chacun, échanger une poignée de main avec les gens parce que nous éprouvons de l’amour les uns pour les autres. C’est le genre de vie que je souhaite. Je ne veux pas que ma réussite oppresse les autres.
Vous pensez que vous finirez par créer un parti politique comme l’a fait Wole Soyinka, il y a quelques mois ?
La musique est un meilleur outil. Wole Soyinka s’adresse à une élite. Moi, je parle au peuple. Je ne suis pas allé à l’école, je n’ai pas son niveau. Avec tout le respect que je lui dois, je me moque du « big english » de Wole Soyinka. Pourquoi devrait-on vouloir parler anglais mieux que les Anglais ? J’aimerais plutôt exceller en Haoussa, parler plusieurs langues africaines. La communication entre tous les Africains serait un bon outil de développement si nous pouvions nous en servir. Apprendre nos langues africaines devrait faire partie de l’éducation de chacun sur le continent.
Que pensez-vous que votre père ressentirait aujourd’hui, face à tous ces drames que connaît le continent ?
Il serait mort d’hypertension. Ne serait-ce que parce qu’Obasanjo (Il serait à l’origine de la mort de la grand-mère de Femi Kuti et le titre Obasanjo don play you wayo est consacré à l’ancien Président nigérian) est revenu entretemps à la tête du Nigeria….
Vous ne chantez pas en Yoruba, contrairement à ce qu’on pourrait penser…
J’ai grandi dans un univers où l’on parlait anglais. Ma mère est moitié anglaise et, même avec mon père, je parlais en anglais. J’ai appris le yoruba dans la rue. Pour tout vous dire, je ne me sentirai pas à mon aise si je chantais en Yoruba. Mon père chantait en Pidgin pour surmonter la linguistique et s’adresser à tous les Nigérians. S’il s’était contenté de chanter en Yoruba, il ne serait adressé qu’à une partie du pays. C’est sa musique qui a unifié le Nigeria pour la première fois. Je m’inscris dans la même démarche.
Qu’espérez-vous aujourd’hui, pour votre pays et l’Afrique ?
Le combat continue, je ne peux donc qu’espérer le meilleur. Je vais continuer à chanter ce que je chante. Comme vous le souhaitiez tantôt, j’aurai aimé chanté des chansons d’amour, mais je suis incapable d’ausculter la misère des gens. Je ne vis pas dans l’illusion, je suis réaliste. Si un moustique s’apprête à piquer quelqu’un, je le dirai dans mes chansons. Je ne ferai pas à travers ma musique l’éloge du moustique. Nous devons faire face à la réalité, à notre réalité. Je le disais tantôt à un journaliste, l’éducation ne nous apprend pas que nous allons vivre, puis mourir ; elle se contente de nous apprendre les maths et d’autres disciplines. L’éducation ne vous prépare pas aux aléas de la vie. L’histoire qu’on y raconte se termine toujours bien. La vraie musique permet de mieux appréhender la réalité.
S: Le Temps
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