by Le Magazine de la Diaspora Ivoirienne et des Ami(e)s de la Côte d’Ivoire | 5 novembre 2013 18 h 59 min
Révélé aux feux scintillants du brasier de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, dont il a été le premier secrétaire général, de laquelle est sorti Soro Guillaume, l’actuel président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Joseph Martial Ahipeaud, a rompu les amarres avec ses premiers compagnons de lutte. Présent dans la sphère des intellectuels, il s’est prêté aux questions de 5minutesinfos.net. L’homme qui a été au centre des révolutions démocratiques ivoiriennes, n’est pas aussi amer que lors de la révolution multipartite des années 1990…Parcourez notre entretien !
L’actualité en Côte d’Ivoire, ces derniers temps, est dominée par le procès Gbagbo. Il n’a pu obtenir la liberté provisoire souhaitée par ses proches. Quelle lecture faites-vous de la décision de la CPI?
Je suis un historien de par ma formation. Nelson Mandela est sorti de prison parce que les conditions du terrain permettaient sa libération. Car, aussi longtemps que le contexte international, avec la guerre froide et la capacité de l’ANC à impliquer une autre dimension à son combat n’étaient pas réunies, Mandela ne serait pas sorti de prison. Ses geôliers n’avaient pas de raisons de le libérer. C’est ce qui lui a valu 27 années de prison.
Laurent Gbagbo a été arrêté à la suite d’une confrontation politico-militaire. Aujourd’hui, il y a une dimension interne et une dimension externe. Est-ce que les conditions externes et internes de sa libération sont-elles réunies ? Je pense qu’il revient à ceux qui pensent que la Côte d’Ivoire doit continuer sa marche vers la démocratie de se mobiliser pour que les conditions internes soient réunies pour un apaisement général. C’est à cette condition là que peut intervenir la libération de Gbagbo.
Je crois personnellement que si les conditions internes changent, pas par la violence, parce que dans tous les cas de figures, toute option de violence doit être exclue, puisque c’est ce qui explique son arrestation et sa présence à la CPI, sa libération à l’issue d’un procès ou pas, peut être envisagée.
Le FPI fait alors une mauvaise lecture ?
Je ne crois pas qu’il fasse une mauvaise lecture. Les dirigeants de ce parti ont des militants qu’il faut entretenir. Il y’a une flamme militante à entretenir. On ne doit donc pas le leur reprocher. Sauf que pour moi je ne crois pas aux prophéties avec lesquelles on entretient les partisans ou sympathisants de Laurent Gbagbo. L’histoire a attesté que les grands moments de lutte ne se déroulent pas dans la prison. C’est ceux qui sont au dehors qui libèrent ceux qui sont en prison.
On ne dit jamais à ceux qui sont en prison qu’ils vont revenir. Il n’y a jamais de rapport de force qui se détermine à partir de la prison. Il importe de revoir la stratégie d’ensemble adoptée depuis 1990 pour en déduire des tactiques efficaces conduisant à une victoire électorale des forces du changement en 2015. Sans cela, il me semble vraiment difficile de voir comment Laurent Gbagbo pourrait sortir de prison.
A suivre tous ceux qui s’agitent pour sa libération, la défaite de Ouattara serait-elle alors le gage de sa probable libération ?
Je dis simplement que si, en 2015, les conditions politiques nationales ont changé, à l’issue d’élections apaisées, le nouveau régime pourrait entreprendre des démarches en direction de la communauté internationale qui est l’ensemble des nations, pour justifier une éventuelle libération de Gbagbo. Sinon, aussi longtemps que les conditions internes ne le permettront pas, la communauté internationale ne bougera.
Tant que la Côte d’Ivoire en tant qu’Etat n’est pas impliquée, rien ne se passera dans ce dossier. C’est la voix de l’Etat qui compte, parce que les individus ne peuvent faire pression sur la communauté internationale.
Est-ce vrai, comme il se raconte, que Laurent Gbagbo a été arrêté pour son discours panafricaniste ou anticolonialiste ?
Gbagbo a été arrêté par les forces pro-Ouattara parce qu’elles ont considéré que c’est lui qui est à la base des tueries postélectorales. Et le pouvoir d’Abidjan a décidé, selon les charges retenues contre lui, de le transférer à la CPI. A La Haye, on ne discute pas de son discours politique, puisque les gens ne veulent même pas y arriver. S’il faut parler politique, alors il faut aussi être lucide. Doit-on considérer par là que s’il est libérer, va-t-il changer de discours politique ? Si l’on considère que c’est son discours politique qui l’a conduit à La Haye, alors sa libération sera conditionnée par le changement de son discours politique.
Alors que Gbagbo que nous connaissons ne changera pas de discours. Donc il ne sera pas libéré alors ? Non, laissons de coté les arguments politiques pour ne s’en tenir qu’aux charges. C’est justement pour cela que plusieurs voix se lèvent pour dire qu’il faut le parallélisme des formes. S’il a été arrêté et transféré à la Haye à cause des tueries, nous pouvons dire qu’un seul camp n’a pas tué au vue des rapports des organisations internationales de défense des droits humains. Alors, il importe pour moi que les Ivoiriens trouvent les voies et moyens de dire à la communauté internationale, qu’en tant que nation, ils sont mûrs pour gérer leurs contradictions internes.
Mais aussi longtemps que nous nous montrerons incapables de nous asseoir pour dessiner les contours d’une nouvelle morale politique et sociale, et que les crises se résoudront par les armes, la CPI sera toujours une épée de Damoclès sur nos têtes. S’asseoir pour discuter n’est pas une faiblesse. Houphouët-Boigny, premier président de la république de Côte d’Ivoire, appelé père de la nation, lui-même n’a-t-il pas a dit que le dialogue est l’arme des forts ! Les héritiers auraient-ils peur ou alors renieraient-ils notre père à nous tous ?
Est-ce que vous voulez dire que la mobilisation extraordinaire des partisans de Laurent Gbagbo observée partout ne servirait-elle à rien ?
La mobilisation est fondamentale. Mais la stratégie est primordiale. Si celle-ci est une réponse immédiate, dans le long terme, il faut changer la vision fondamentale qui explique la crise postélectorale pour réunir les conditions d’une paix sociale durable, gage d’une démocratie effective qui conduirait la communauté internationale à changer de politique par rapport à la Côte d’Ivoire. N’oublions pas que les Etats n’ont que leurs intérêts à défendre et ceux-ci sont en péril avec la dynamique de la belligérance permanente.
Ce sera donc aux Ivoiriens de trouver les conditions de la démocratie qui s’appliquera à tous les acteurs, permettant ainsi la fin de la guerre et du harcèlement tactique de la CPI. Voilà l’importance du forum de réconciliation 2 que nous souhaitons que l’actuel président Alassane Ouattara accepte d’organiser. Tout le monde y trouvera son compte, y compris ses propres partisans qui dorment d’un œil à cause des perspectives de la CPI.
Quelle est alors votre perception de l’environnement sociopolitique ivoirienne ?
C’est une catastrophe ! C’est vrai que l’argent ne circule que dans certaines circonstances et les gens nous expliquent qu’il travaille. C’est vrai ! Mais le travail de l’argent aussi n’est-il pas de permettre au citoyen lambda de manger à sa faim ou de survire au quotidien ? La croissance à deux chiffres qui ne profitent qu’aux élites qui obtiennent les appels d’offre de gré-à-gré conduira le pays à une déflation grave et à une crise sociale terrible. Nous, en tant qu’opposition, ne cessons de poser des questions. C’est au gouvernement d’y répondre. Mais pour le moment, ça ment sur tout le monde, sauf certains.
Mais certains, y compris la Banque Mondiale, disent que le pays est pourtant au travail et que les choses vont dans le bon sens ?
Vous savez, le mercredi 6 novembre 2013, il y aura le verdict du procès des barons du café-cacao. Il nous faudra tirer les conséquences des éventuelles condamnations ou non. Mais pour nous, la véritable leçon de ce procès, reste que la deuxième république aura vécu. Ce fut la République de la corruption, des copains, des néo patrimoniaux, de l’arrogance du pouvoir, des promesses toujours faites mais jamais tenues, mais surtout de l’orgueil qui conduit toujours à la chute. Ce fut aussi la république de l’impunité et de l’injustice. Voilà ce qui était en procès.
Le juge, en portant son regard sur le fond, montrera certainement qu’une telle société ne va nulle part. Elle est en dégénérescence. Donc, que la Banque Mondiale dise que tout va bien quand la république n’a pas changé de posture et de philosophie, je proclame que tout est faux ! Même pour la Banque Mondiale, dans ce cas spécifique. Mais j’avoue que ce n’est pas aussi son rôle, mais celui des intellectuels, des partis, etc.
C’est tout de même grave de remettre en cause la Banque Mondiale qui appuie la reconstruction de la Côte d’Ivoire post crise ! N’est-ce pas monsieur?
Non, je ne la remets pas en cause. Je dis simplement qu’elle ne peut pas dire que tout va bien dans le meilleur des mondes comme l’aurait dit Zadig. Par exemple, dans ce procès, qui va certainement payer ? Ce sont les exécutants. Et les supérieures hiérarchiques ? On vient même de dire que si tu as volé et que tu n’as pas été arrêté au bout de 3 ans, tu es gracié.
C’est tout de même ahurissant tout cela, quand dans le même temps, la police est aux trousses des jeunes réduits au broutage en raison d’une décadence totale de l’Etat du fait de la corruption systémique qui détruit les fondations de toute croissance économique. Non, sans état de droit, sans une classe politique moralement responsable et une éthique gouvernementale rassurante, toute croissance économique relève du jeu des sommes nulles, c’est-à-dire que toute chose équivaut à zéro.
Vous considérez donc que, seul un dialogue national est l’issue de la crise ? Mais on a eu le Forum en 2001 et cela a conduit après à la guerre en 2002?
Non justement ! La rébellion a justifié la guerre par l’échec du Forum de la réconciliation parce que Laurent Gbagbo aurait refusé d’appliquer les recommandations. Maintenant, c’est Ouattara qui est au pouvoir. Donc, en principe, il ne devrait pas y avoir de problème de revenir sur les recommandations et de les appliquer. Je constate pourtant que c’est même l’idée de dialogue qui est récusée. Alors je me demande bien ce qui se passe ! Quand on est dans l’opposition, on prône le dialogue. Mais quand on est au pouvoir, on ne veut même pas en entendre parler !
Est-il possible aujourd’hui avec l’enrichissement tous azimuts sous-tendus par les détournements des deniers publics, de lutter contre la corruption?
J’ai effectué une visite à un ami sur son chantier. Un tiers de son matériel lui a été volé par les ouvriers. Ainsi, j’ai constaté que le petit peuple vole. Les guides religieux supposés conduire le peuple ne sont pas de tout reproche. Comment, dans ces conditions, ne devons nous pas avoir les gestionnaires de l’Etat à l’image de la société ? Dans ce pays, c’est l’argent qui est le roi et chacun cherche à voler le maximum qu’il peut. Voilà la vérité ! C’est pourquoi nous parlons de changement de leadership. Avec un tiers de vol en moins, nous pourrions avoir une progression vertigineuse.
Cette nation ne peut se permettre de continuer dans cette culture du faux, de la prébende, du larcin. Nous sommes radicalement contre cette culture. C’est pour cela que nous nous en somme tenus éloignés. Cela s’appelle faire un sacrifice. Nous en assumons les conséquences. Un jour, si le peuple de Côte d’Ivoire comprend qu’il se tire chaque jour des balles dans les pieds avec la corruption, s’il nous demande de conduire le pays vers une autre culture, celle de l’excellence et de l’intégrité, nous gagnerons toutes les batailles. Dans une telle société, les voleurs n’auront pas naturellement leur place.
La Côte d’Ivoire pays émergent à l’horizon 2020, est une utopie alors ?
Ce n’est même pas possible dans les conditions actuelles. Premièrement, il y a une contradiction fondamentale entre la dynamique de la réconciliation qui a échoué et qui met l’épée de Damoclès de l’éruption de la violence sur la scène politique avec un développement à long terme. Deuxièmement, comme je le disais plus haut, la corruption endémique ne peut pas faire émerger une nation.
Face au pouvoir dominant de l’argent, doit-on dire que les intellectuels ivoiriens ont-ils démissionné ?
Il ne peut y avoir de développement sans l’analyse des intellectuels. L’histoire le montre qu’avant la révolution industrielle, il a fallu la révolution des lumières. Descartes a dit : «Je pense donc je suis». C’est-à dire que la conscience humaine ne peut pas émerger de l’ombre aussi longtemps qu’elle est dans les ténèbres. Les gens sont souvent émus lorsque nous réagissons sur des sujets nationaux, ou a des dérives intellectuelles dans des débats scientifiques. Le rôle de l’intellectuel est d’éclairer sur des bases objectives.
Malheureusement aussi, il se trouve que beaucoup d’intellectuels ont des partis-pris et justifient l’injustifiables…Il y en a un qui a réduit le changement, dans le sens de l’amélioration générale de la situation, aux routes goudronnées. Je pense que c’est un peu trivial. Cette façon de voir de ces intellectuels nous pose problème. On peut être l’ami du président de la république et lui dire ce qui ne va pas. C’est pourquoi moi j’aurais voulu que le président Ouattara ne soit pas candidat pour qu’il inscrive ses actions dans la durée.
Mais à partir du moment où il s’est inscrit dans le présent pour reconquérir le pouvoir, ce n’est plus la durée qui l’intéresse. C’est la question : comment faire pour gagner les élections prochaines, qui devient, maintenant l’enjeu. En ce moment, ce qui arrive, il ne peut plus le maitriser, puisqu’il y a des individus de son rang qui commettront des actes qu’il ne pourra plus sanctionner. Voilà le cas de Laurent Gbagbo, des gens ont commis des actes sans qu’ils n’en soit informé. L’intellectuel dénonce les maux et les travers de la société. C’est son rôle.
Quelle est la place de Martial Ahipeaud dans cette Côte d’Ivoire émergente, passées les années Fesci qui l’ont révélé?
Je suis enseignant d’Université. Mon travail, aujourd’hui c’est de faire comprendre aux jeunes qu’au-delà de la situation difficile, il faut toujours avoir des perspectives. Je fais mon travail d’intellectuel. J’essaie aussi d’organiser ma chapelle politique pour qu’elle ait un impact sur le quotidien des Ivoiriens. L’UDL s’implante.
Mais les conditions politiques actuelles sont très complexes. Nous voulons faire en sorte que le contexte politique change, et il n’est pas exclu pour une nouvelle dynamique que l’UDL fasse des alliances politiques pour conquérir le pouvoir d’Etat. Nous sommes traditionnellement de gauche, mais nous sommes ouverts aux libéraux démocrates sur la base d’une plateforme progressiste et démocratique.
Ouattara a-t-il échoué ?
Il a dit qu’il va être candidat, donc cela pose le problème de son diagnostic. Quand on veut être candidat à sa propre succession, cela veut dire qu’on ne trouve pas satisfaisant soi-même le travail accompli ou absolument réussi. Ce qui me parait important, c’est souligner le cas de Nelson Mandela. Il a fait 27 ans en prison. Il a pris le pouvoir, il a fait un mandat de cinq ans. Il pouvait dire parce qu’il a tellement duré en prison qu’il entend s’éterniser au pouvoir qu’il aurait été applaudit par tout le monde.
Et pourtant, il a décidé de laisser la place à Thabo Mbeki. Jacob Zuma continue son œuvre. Une nation ne peut pas être construite par un seul individu. Il peut avoir un impact dans une période courte. C’est le fond du travail qui compte. C’est pourquoi moi j’aurais voulu que le président Ouattara s’en tienne à sa promesse de ne faire qu’un seul mandat. Ne pas le faire pour des raisons de contradictions internes à son camp, est difficile à concevoir. Un chef, c’est celui qui travaille pour la durée en si peu de temps.
Si nous vous demandions expressément de vous prononcer sur le cas KKB au Pdci. Est-il un soldat perdu ?
Non, il n’est pas perdu. Il faut lire tous les discours de Bédié à la lettre. Le jeune KKB a demandé au président Bédié de dire clairement si le Pdci aura un candidat en 2015. Le reste n’était que de l’habillage.
La maman Bédié vient de répondre qu’il est possible que Bédié soit candidat. Cela veut dire que le combat de KKB a porté. En réalité c’est le combat du parti qu’il a mené. Officiellement le parti aura un candidat. Il faut le féliciter même si la forme est à condamner. Le Pdci ne peut pas s’offrir le luxe de ne pas avoir de candidat en 2015. C’est ce qui est important !
Martial Ahipeaud pense-t-il devenir un jour président de la république de Côte d’Ivoire ?
La grâce de Dieu détermine le destin d’un homme. Je le serai si mon appel de pasteur de cette nation est confirmé par Dieu. On ne peut pas sortir de cette crise sans en tirer les grandes leçons comme celles qui ont fait de notre peuple, une nation de salariés de l’Etat. La faillite de cette politique, avec la faillite de l’Etat, nous impose un changement radical de cap en mettant l’économie en premier. Ce que nous voulons, pour les prochaines décennies, c’est une nation débout, économiquement rayonnante et culturellement diversifiée. Ensemble, faisons ce pari que nous le réussirons ! Mais à condition de mettre Dieu au centre, au début et à la fin de notre action…
Interview réalisée par
HERVE MAKRE
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