Michel Gbagbo parle de son père : Laurent Gbagbo, l’histoire d’une quête de souveraineté
Comment ne dire que quelques mots au sujet de Laurent Gbagbo ? Peut-on décrire un homme qui a parcouru plusieurs vies ? Le temps est bref. Fouiller ma mémoire blesse un cœur déjà fragile. Raconter une anecdote ne suffit pas. Alors je me propose de dérouler le fil analytique de l’histoire d’une quête de souveraineté.
Laurent Gbagbo est d’abord un historien comme en témoignent ses premiers écrits. Il publie aux Editions CLE du Cameroun en 1978 un essai intitulé « Réflexions sur la conférence de Brazzaville »1. Sa Thèse soutenue le 22 juin 1979 à l’université Paris VII-Jussieu s’intitule : « Les ressorts socio-économiques de la politique ivoirienne (1940-1960) »2. Sa pièce de théâtre écrite en prison et publiée également en 1979 aux Editions CEDA est une œuvre épique retraçant l’épopée de Soundjata : « Soundjata, Lion du manding »3. Toutes ces publications inscrivent leur auteur dans la posture de celui qui décrypte l’histoire de l’Afrique noire. Ce militant engagé à gauche pose peu ou prou le problème de la colonisation. Il soulève la question du néo-colonialisme. Il revendique la souveraineté. Ce latiniste a pu dire : « j’ai abandonné mes études de latin et de grec car je voulais apprendre l’histoire pour faire de la politique et libérer mon pays ».
Laurent Gbagbo est également un historiste. C’est-à-dire un camusien. Il se sait esclave de l’Histoire mais face à la dictature d’abord, à l’impérialisme ensuite, affirme une nouvelle moralité : celle de l’homme politique libre. En voyage à Paris en l’an 2000 il déclare à RFI : « J’ai été élu pour servir les intérêts des Ivoiriens, pas pour servir un autre pays ». Cette incivilité se traduit par un nouveau modèle économique à partir de budgets fondés sur les ressources propres. Et il ouvre l’économie à la compétition internationale. Homme libre il n’hésite pas aussi à pourfendre. « A quoi servent tous ces intellectuels, dit-il en privé, qui glorifient leurs ancêtres, parlent de pauvreté et d’excision ou d’exode rural en faisant semblant d’oublier le fond du problème : quelques grosses fortunes européennes et africaines se sont arrogées toutes les richesses du continent africain ?»
Historien, historiste, Laurent Gbagbo se vêt également du manteau de celui que Jean-Paul Sartre nomme un historiciste refusant toute collaboration avec quiconque (individu ou régime) restreignant la liberté. Le principe de l’autodétermination lui reste toujours présent à l’esprit. Le prisonnier et le mort ne peuvent parler. Mais celui qui accepte de dire que le ciel est vert quand il est bleu avait le pouvoir de ne pas mentir. Et Laurent Gbagbo veut toujours partager son « vrai », même de la Haye d’où il publie en 2014 : « Pour la vérité et la justice4 ». A l’attention de son fils Michel il rappelait en 1987 à Paris ce proverbe latin de Caius Titus : « Les paroles s’envolent, les écrits restent ». Verba volant, scripta manent.
Historien, historiste et historiciste, homme de culture et d’action, Laurent Gbagbo est finalement un nietzschéen. Ou plus exactement un nihiliste positif. Il regarde avec horreur le monde. Il voit avant tous venir le chaos. Mais dans le tumulte possède la faculté rare de garder foi en l’avenir. Plutôt que de fuir et face à la bêtise de ses bourreaux, il possède une arme : l’ironie. « Aidons-les à enlever la honte de leurs yeux » confie-t-il à ses visiteurs de Scheveningen.
Cette ironie est un diadème spirituel de l’Histoire. Laurent Gbagbo fut tellement convoqué dans les discours des candidats aux élections présidentielles de 2015 en Côte d’Ivoire qu’il apparait comme en étant le principal vainqueur. En partageant la même mémoire, quelle que soit leur chapelle, les politiques ivoiriens ressemblent à ces personnages d’ombres Pi ying du théâtre chinois : ils jouent une satire politique à sa gloire. C’est là l’ironie de son nihilisme qui le fait combatif toujours.
L’impunité de Soro Guillaume interroge la communauté internationale depuis 2002. La déportation de Laurent Gbagbo pose problème à l’Afrique depuis 2011. La candidature « dérivée » d’Alassane Ouattara en 2015 ressemble à de la débrouillardise juridique. C’est bien que Laurent Gbagbo – le père du multipartisme en Côte d’Ivoire – aura posé les bonnes questions. Quelles sont les valeurs qui régissent le monde ? Quelle est celle dévolue à la vie humaine ? Quels sont les principes de gouvernance d’un Etat moderne ? Quels sont les attributs de la souveraineté ? Comment remédier aux injustices ? Etc. Il mérite pour cela d’avoir sa place, à la suite d’Houphouët Boigny, dans l’histoire de la Côte d’Ivoire. Il mérite d’avoir sa place dans l’Histoire.
Michel Gbagbo
Hommage à l’occasion de l’anniversaire de la déportation de Laurent Gbagbo
Samedi 28 novembre 2015
(1) Laurent Gbagbo (1978) : Réflexions sur la Conférence de Brazzaville, Yaoundé, Editions CLE, 79 p.
(2) Laurent Gbagbo (1979) : Les ressorts socio-économiques de la politique ivoirienne (1940-1960), Thèse de Doctorat de 3ième Cycle, Paris, Université Paris VII-Jussieu, 1032 p.
(3) Laurent Gbagbo (1979) : Soundjata: le lion du Manding, Abidjan, Editions CEDA, 95 p.
(4) Laurent Gbagbo et François Mattei (2014) : Pour la vérité et la justice, Paris, Editions du Moment, 320 p.