Tunisie, Côte d’Ivoire, Soudan… La fin de l’Etat postcolonial

by Le Magazine de la Diaspora Ivoirienne et des Ami(e)s de la Côte d’Ivoire | 10 février 2011 9 h 15 min

En deux mois, trois pays anciennement colonisés ont marqué l’actualité internationale. La Tunisie, la Côte d’Ivoire et le Soudan. Même si les événements qui les ont mis sous les projecteurs sont différents, leur objectif est le même : dépasser l’Etat légué par la période coloniale.

Gouvernée d’une main de fer depuis son indépendance en 1957, la Tunisie connait les premières violences populaires en cinquante ans. La flambée des denrées alimentaires, symbolisée par un homme qui s’est immolé par le feu, avait probablement mis en relief l’abîme séparant la quiétude des gouvernants de la détresse des gouvernés. Mais elle n’en est que le prétexte. La cause essentielle réside dans l’impossibilité de l’alternance au pouvoir. A force d’empêcher un peuple de respirer, un pays de s’aérer par des élections démocratiques, on finit par produire ce type d’explosion qui, soudain, anéantit l’ensemble des repères.

Le chaos laissé par la fuite du dictateur ne sera pas résorbé de sitôt. Ceux qui, pour arbitrer des litiges de succession et de légitimité politiques, se réfèrent encore à la Constitution ayant consacré le pouvoir personnel depuis plus de cinquante ans, sauveront peut-être pour quelques temps le régime que les Tunisiens rejettent violemment. La « révolution du jasmin » risque de tourner court si une nouvelle constitution n’est pas rédigée par une assemblée élue à cet effet. Le glas a sonné aussi pour l’Etat postcolonial, en Côte d’Ivoire et au Soudan.

La Côte d’Ivoire se retrouve avec deux présidents. Ce n’est pas la première fois que cela arrive en Afrique aux frontières scandaleuses. Contrairement à ce que la communauté internationale redoutait, cela n’a pas généré plus de violence qu’il n’y en avait ; comme si, pour les Ivoiriens, cela allait de soi d’avoir deux chefs d’Etat, légitimes. L’un pour le Nord et l’autre pour le Sud. De toutes les manières, la Côte d’Ivoire vit coupée en deux depuis septembre 2002. Le plus étrange dans cette affaire est que là où l’Occident voit un problème, les Ivoiriens, eux, trouvent leur solution. Ils préfèrent avoir deux présidents qu’une guerre de dix ans. Il serait donc plus avisé d’entériner un état de fait qui existe depuis la rébellion du Nord. Le mieux est de prendre acte de cette réalité et de la consolider par des frontières reconnues, dans l’intérêt de la paix, de la stabilité et du respect des droits humains. Imposer aux peuples ivoiriens un seul président, c’est, à coup sûr, les pousser à la guerre civile.

La guerre civile, celle qui a duré plus de vingt ans, vient d’être enterrée au Sud-Soudan. L’Accord global de paix, signé le 9 janvier 2005, est mis en application par un référendum qui consacre la partition du pays. La nouveauté dans cette démarche est la pulvérisation, par voie démocratique, du principe de « l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation ». Désormais, dans le monde anciennement colonisé, nous entrons dans une ère où les frontières vont souvent bouger. Cette étape marque la fin des Etats postcoloniaux.

Les convulsions politiques de la Tunisie, la Somalie ou du Congo, d’Afghanistan, du Cachemire ou d’Irak sont celles de l’héritage étatique colonial agonisant. Les troubles vont, à terme, se généraliser à la plupart des pays dessinés par la colonisation, cet acte inaugural de la mondialisation. En effet, l’Etat qui les incarne y est encore celui-là même que la colonisation s’était donné par la force pour imposer l’ordre international contemporain.

Aujourd’hui, l’Etat postcolonial perd le nord. Cette mondialisation, dont il ignorait n’en être qu’une étape, réveille les peuples à leurs droits. Tout à coup, on lui demande de servir au lieu de réprimer, autoriser là où il interdisait… Pour cet Etat, la démocratie, c’est le monde à l’envers. Il se retrouve le jouet de l’Histoire qui l’a instrumentalisé avant de lui signifier sa fin de mission.

L’Europe gagnerait à adopter une attitude conciliatrice à l’égard des bouleversements géopolitiques que cela commence à engendrer. L’Occident en général, a plutôt intérêt à s’y préparer, les accompagner, voire les impulser pour ne pas avoir à les subir. Quelles que soient les nouvelles entités politiques qui prendront le relais, les intérêts occidentaux seront préservés. Par exemple, la France a regardé, impuissante, le régime tunisien s’écrouler. Elle n’a pas pu, non plus, imposer sa solution en Côte d’Ivoire. Ce n’est pas pour autant que ses intérêts y seront remis en cause !

Le cas tunisien pose un problème commun à tous les pays issus de la décolonisation : celui de la nature de l’Etat. Celle-ci, en étant d’origine coloniale, les condamne à n’être que des dictatures. Même si pour la Tunisie il existe encore une question identitaire berbère, les troubles d’aujourd’hui posent plutôt l’impérieuse nécessité d’en finir avec l’Etat postcolonial et son remplacement par un Etat de droit et de liberté. Un Etat qui soit au service des peuples et des citoyens et non de la dictature.

Quant aux cas du Soudan et de la Côte d’Ivoire, ils montrent l’exemple de pays où les problèmes identitaires, laissés en suspens, ont prédominé au point de provoquer la séparation et l’éclatement du pays. C’est probablement ce qui arrivera à tous ceux qui, au nom de la raison d’Etat, nient les droits des peuples qui les composent. Le déni génère crispation identitaire et résistance. Le bras de fer qu’il engage porte en lui tous les risques de guerre et, en fin de parcours, ceux de la sécession. Dans ces pays, la seule manière d’éviter le pire, est de les pousser au respect des identités des peuples par le truchement d’autonomies régionales ou de fédéralismes. Le Conseil de sécurité de l’ONU, en votant la résolution 1813 qui entérine la proposition marocaine d’une autonomie régionale au Sahara, a envoyé un signal fort dans ce sens.

La Kabylie, que le pouvoir algérien refuse toujours de reconnaître, se bat déjà depuis dix ans pour son autonomie régionale. Elle montre également la voie à l’Afrique et à l’Asie des peuples en guerre, pour un combat pacifique. Même en état de légitime défense (127 manifestants tués par le pouvoir algérien entre 2001 et 2003) le peuple kabyle a préféré la politique à la guerre. La mise sur pied de l’Anavad (gouvernement provisoire Kabyle en exil) le 1er juin 2010 est de nature à en renforcer le processus.

La reconnaissance de ce gouvernement par la communauté internationale va sûrement encourager, chez les peuples opprimés en mal d’existence, les options politiques les moins radicales. Nous aurons, ainsi, une évolution du monde, sinon heureuse, du moins beaucoup moins chaotique vers la fin des Etats postcoloniaux, ce boulet qui, depuis tant de décennies, occasionne à l’Afrique et à l’Asie d’interminables soubresauts.

Ferhat Mehenni est l’auteur de Le siècle identitaire (Michalon, 2010).

Ferhat Mehenni

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