Faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent est le projet national proposé par le nouveau régime démocratique au peuple ivoirien. La démocratie électorale-représentative étant conquise, il faut rassembler le peuple ivoirien artificiellement divisé, sur un projet intégrateur qui permette de reconstruire son unité. Il faut plus exactement pouvoir donner du contenu à la démocratie en mettant en œuvre un type de développement intégrateur. Est-il donc juste de réduire le projet ivoirien d’émergence économique à un projet d’accumulation du capital conditionné par les intérêts des systèmes internationaux de production et de communication ? Est-il pertinent de le considérer comme un camouflage du pouvoir ? Il semble raisonnable de considérer que le projet gouvernemental de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent est le projet politique symbolique de la démocratie ivoirienne. Le projet de société émergente comporte en effet l’idée que l’économie de marché se transforme en développement pour produire un type de société permettant l’élévation multisectorielle du niveau de vie de la population. Dans ce concept l’économie de marché est utilisée dans le cadre de la démocratie pour construire une société intégrée. Ce projet est donc loin de signifier que la démocratie en Côte d’Ivoire est l’accompagnement politique d’un développement économique assujetti aux intérêts des multinationales. Il fait plutôt du développement économique le moyen de l’intégration socio-économique et politique de la population. Formuler le vœu de transformer la Côte d’Ivoire en pays émergent, dans le cadre de la démocratie électorale-représentative, c’est vouloir émanciper économiquement le pays au moyen d’une synergie entre démocratie et développement. Cette synergie est la condition du développement endogène dont le concept renvoie à une relation symbiotique entre démocratie et développement. En inscrivant le projet d’émergence économique dans cette relation, on se défie donc autant du libéralisme économique débridé que du contrôle politique de l’économie par un volontarisme d’Etat de type capitaliste ou socialiste. Il s’agit en effet de substituer au développement exogène aléatoire qui conduit nécessairement aux fractures sociales et à la désintégration, « un développement auto-entretenu » selon l’expression d’Alain Touraine. Ce développement conduit à une émancipation multisectorielle de la société grâce à une gestion démocratique des tensions entre investissement et répartition des fruits de la croissance, qui est motivée par « la représentation des intérêts sociaux et par le souci de la société nationale » . Du passé de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général, on retire en effet la leçon que le développement est impossible sans la démocratie. On retire aussi la leçon que, dans un régime démocratique, le développement ne saurait non plus se réduire à l’investissement et à l’accumulation du capital au détriment de la redistribution. Sous cet éclairage du passé, la gageure que le gouvernement ivoirien doit pouvoir relever, en mettant en œuvre le projet d’émergence économique, est donc de transformer l’économie de marché en développement en répondant aux trois conditions principales d’une modernisation endogène. Il faut donc pouvoir transformer la Côte d’Ivoire en un pays émergent en faisant des investissements pertinents et abondants ; en diffusant les produits de la croissance dans toute la société ; en régulant politiquement et administrativement les changements économiques et sociaux au niveau de l’ensemble national. Dans le cadre de la société démocratique, une politique d’émergence économique en appelle alors nécessairement à la mise en œuvre des trois dimensions de la démocratie. La synergie du développement et de la démocratie dont procède la modernisation endogène se décline sous la forme de la construction active de citoyenneté, de la représentation des intérêts des acteurs sociaux et de la concrétisation des droits et libertés fondamentales. La modernisation économique de type démocratique n’est guère conditionnée par le projet d’accumulation et d’enrichissement d’un Etat indifférent aux besoins sociaux. Elle est régie par l’impératif de donner corps à la citoyenneté. Elle est entreprise par un Etat ayant pour objectif principal de renforcer la société nationale à la fois par la modernisation économique et par l’intégration sociale. Elle est déterminée par le principe de la représentation des intérêts qui se concrétise à travers la redistribution des produits de la croissance, moteur de l’intégration sociale. L’investissement démocratique ne conduit pas à l’industrialisation en vue de favoriser l’accumulation du capital au profit d’intérêts sectoriels. L’investissement et l’industrialisation démocratiques sont destinés à « briser les mécanismes de reproduction sociale au profit des libertés » et à substituer l’égalité aux hiérarchies traditionnelles. Il s’agit donc finalement en Côte d’ivoire de réussir à instaurer cette synergie vivante entre la démocratie et du développement pour que l’émergence économique ivoirienne se concrétise. Pour ce faire, il faut promouvoir des entrepreneurs ivoiriens et des forces de redistribution pour compléter l’efficience d’un Etat. Et il faut, par delà les principes universalistes de la démocratie, enraciner le projet de société émergente dans l’esprit des cultures. Car le développement endogène étant toujours synergie entre les principes culturels universalistes et le développement, cela suppose que ce dernier soit aussi réapproprié par un peuple qui l’enracine dans ses propres universaux culturels. En Côte d’Ivoire le projet de société émergente ne saurait être inspiré par les modèles stéréotypés que constituent le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, sociétés inégalitaires caractérisées par le clivage socio-économique. Il invite plutôt à inventer une société intégrée originale dont le développement s’enracine à la fois dans les principes universels de la démocratie et dans le génie culturel des peuples ivoiriens.
Dr Alexis Dieth. Vienne. Autriche
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