La filière cacao représente un enjeu crucial pour l’économie de la Côte d’Ivoire : elle a contribué pour 15% à 20% à la formation du PIB ivoirien en 2013, et fait du pays le 1er exportateur mondial de cacao. La manne financière en jeu derrière ce secteur en fait un objet d’attention sans égal pour le gouvernement, car la taxation du secteur assure une part non négligeable du financement de l’Etat.
D’où l’intérêt de se questionner sur la pertinence des réformes que le monde politique impose à la filière cacao, notamment sur la restructuration dont cette dernière a fait l’objet en novembre 2011 : la nationalisation du secteur a-t-elle réellement permis d’optimiser la production de cacao ivoirien et d’améliorer les conditions de vie des planteurs ? Ou bien la prise en main de la filière de l’or brun par l’Etat n’est-elle qu’une opération de sécurisation de son financement ?
Plus de 3,5 millions de citoyens ivoiriens vivent aujourd’hui grâce à la production de cacao. Tout choix politique restructurant une telle filière doit donc faire l’objet d’une réflexion consciencieuse et d’une réalisation rigoureuse. Si tel n’est pas le cas, une mauvaise gouvernance risque d’appauvrir les planteurs et de les priver de leurs libertés, confirmant ainsi le triste adage ivoirien: ‘’les hommes politiques, ici, sont plus dangereux que le sida.’
Les objectifs annoncés du Conseil du Café-Cacao (CCC), fondé en 2012 pour opérer la nationalisation de la filière cacao en Côte d’Ivoire, semblent louables au premier abord : la restructuration est censée garantir un niveau de vie décent aux planteurs en leur assurant un prix d’achat du cacao à 750FCFA/kg (prix variable selon les saisons), et améliorer la qualité des fèves de cacao en imposant un cahier des charges plus strict. Pour atteindre ces objectifs, le CCC encadre directement la filière (c’est pourquoi l’on peut parler d’une nationalisation) : il assure la distribution des phytosanitaires aux planteurs, vérifie la qualité du cacao, supervise l’activité des coopératives, et commercialise ensuite le cacao.
Problème : il existe un réel décalage entre les objectifs annoncés et les résultats observés sur le terrain. D’une part, le prix fixé de manière centralisée ne peut être juste, car l’information sur les coûts des agriculteurs est dispersée (Friedrich Hayek, 1937). L’hétérogénéité des conditions de production et donc des coûts fait qu’un prix fixé de manière uniforme ne sera pas incitatif pour tous les producteurs, du fait de l’asymétrie d’information qui existe entre le régulateur et le producteur. D’entrée de jeu, la fixation des prix est donc problématique. Deuxième problème : du fait du mauvais entretien des routes, les intermédiaires chargés d’aller acheter le cacao en bord-champs sont confrontés à des frais techniques imprévus – pour réparer leurs véhicules – qu’ils impactent directement sur leur prix d’achat. Ainsi, bien souvent, les planteurs sont contraints d’accepter de vendre leur cacao au-dessous du prix minimum actuellement fixé à 750FCFA/kg, et ne perçoivent officieusement qu’entre 450 et 650FCFA/kg avec des reçus au prix légal. Pour rappel, lorsque la filière cacao était libéralisée, le prix du kilo pouvait atteindre 950 voire 1100 FCFA. De fait, certains planteurs qui pouvaient autrefois se permettre d’envoyer un de leurs enfants à l’école signalent qu’ils ont désormais du mal à le faire.
En outre, la surtaxation du cacao semble peu compréhensible pour les planteurs : pourquoi ne touchent-ils que 60% du prix de vente de leur cacao ? S’il est compréhensible que les exportateurs touchent 18% du prix de vente en rémunération de leur activité, il est moins compréhensible que l’Etat s’empare de 22% du prix de vente (voire souvent plus, étant donné que lorsque le cours du cacao augmente sur le marché international, le prix d’achat du cacao fixé par l’Etat en Côte d’Ivoire n’augmente pas proportionnellement : c’est donc l’Etat qui empoche la différence.) Cette large part ponctionnée par l’Etat se justifie d’autant moins que l’état des infrastructures censées être financées par le contribuable (en l’occurrence les agriculteurs) pour soutenir la filière est médiocre. Un tel phénomène donne l’impression aux planteurs de travailler non plus pour leur bien-être mais pour celui de l’Etat ; or, c’est totalement désincitatif.
Enfin, l’instauration d’un cahier des charges imposant un taux d’humidité de 8% pour les fèves de cacao pose lui aussi problème. En effet, la qualité moyenne du cacao ivoirien s’en retrouve certes améliorée ; mais sachant qu’un surplus de qualité par rapport à la norme n’est plus rémunéré, cela n’incite pas les planteurs à produire un cacao de très bonne qualité.
Comment donc faire confiance à ce système nationalisé quand on sait qu’il n’atteint pas ses objectifs et qu’il semble même aggraver la situation des planteurs par rapport à la période où leur filière était libéralisée ?
En outre, comment avoir foi en un système qui flirte avec la corruption et l’illégalité ? Rappelons que le CCC a fait l’objet d’un scandale inadmissible au mois de mai dernier : certains de ses agents se sont appropriés des tonnes de cacao sans payer les planteurs, sous prétexte que leur cacao n’était pas d’assez bonne qualité pour être commercialisé, puis ont finalement vendu au noir ce même cacao, à leur propre bénéfice. Et cet événement pourrait n’être que la partie visible de l’iceberg.
Plusieurs fraudes aux phytosanitaires distribués par la CCC ont également été signalées : il n’est pas rare d’en retrouver sur le marché alors qu’ils sont ‘’interdits à la vente’’, ce qui signifie qu’ils ne sont pas parvenus jusqu’aux planteurs auxquels ils étaient destinés. Copinage et fraude gangrènent ainsi le système de distribution nationale mis en place par la réforme de 2011.
D’aucuns affirment que l’appauvrissement des paysans ivoiriens résulte d’une stratégie politique destinée à limiter leur capacité d’organisation : il est vrai que, lorsque la filière était libéralisée, les syndicats de planteurs disposaient de beaucoup plus de membres et de moyens qu’aujourd’hui, ce qui leur permettait d’organiser régulièrement des grèves pour défendre leur cause. Depuis que leurs biens (usines, matériel agricole et comptes en banque) ont été spoliés par le gouvernement au nom de l’effort de guerre en 2002 puis au nom de la nationalisation en 2011, et depuis que l’Etat a drastiquement limité leur capacité de se financer, ces mêmes syndicats agricoles ne sont plus en mesure de faire valoir leurs revendications. Notons récemment un emprisonnement injustifié de 5 mois du Président de SYNAP-CI, syndicat de planteurs regroupant plus de 10 000 membres.
Ce qui est certain, c’est que l’impact de la mauvaise gouvernance est ressenti de manière directe chez les planteurs de cacao : la nationalisation de 2011 a clairement dégradé leur niveau de vie. La situation de la filière n’était certes pas parfaite lorsque celle-ci était libéralisée – notamment à cause de la corruption, mais son avenir semblait beaucoup plus prometteur dans la mesure où les planteurs, organisés et motivés, auraient pu sortir de l’esclavage et devenir de dignes entrepreneurs.
Source: Camer.be