« No future », chantaient les punks anglais dans les années quatre vingt pour exprimer leur désespérance. Quel est le futur de ce pays, ou plutôt de sa jeunesse ? Parlons d’abord de notre présent. Il y a quelque temps, Mamadou Koulibaly, le président de notre défunte Assemblée nationale avait accusé le ministre de l’intérieur d’avoir fait entrer frauduleusement à l’école de police des ressortissants de son village. Le chef de l’Etat a alors ordonné une enquête à ce sujet. Il a demandé au procureur de vérifier si le ministre avait effectivement commis un tel forfait, et aussi au passage, de voir si ce ministre et le premier ministre avaient été corrompus par la Sagem. Qu’attendions-nous d’une telle enquête ? Le procureur a trouvé exactement ce que Gbagbo voulait qu’il trouve. Je crois que Mamadou Koulibaly a maintenant compris qu’au sein de son parti qui est une sorte de forêt sacrée, il y a un autre cercle d’initiés auquel lui n’appartient pas. Il y a toujours plus initiés que les autres initiés dans un cercle d’initiés. Remarquez que le chef de l’Etat n’a pas demandé au procureur de vérifier si les diplômes sont effectivement vendus aux plus offrants à l’école de police. Si vous avez bonne mémoire, vous vous rappellerez qu’en 2007, lors d’une émission télévisée, un journaliste avait interrogé Laurent Gbagbo sur les diplômes vendus. Il avait répondu qu’il n’avait jamais passé de concours pour être policier ou douanier, que ça devait peut-être être vrai, puisque tout le monde en parlait, mais que c’étaient les élèves qui corrompaient les professeurs en cherchant des parapluies. Qu’a-t-il fait après ? Rien. Il est de notoriété publique que dans ce pays, tous les concours d’entrée dans l’administration, même les diplômes de l’enseignement général sont payants. Un de mes grands frères m’a appelé un jour, tout scandalisé, pour m’informer qu’il connaît deux jeunes filles à qui l’examinateur au bac a demandé de payer de l’argent pour avoir de bonnes notes. Il m’a dit qu’elles étaient prêtes à me raconter leur histoire. Désolé, grand frère Condé, je ne t’ai pas rappelé parce que des cas de ce genre, j’en connais des dizaines. Le chef de l’Etat est au courant de cela. Interrogé sur la question, il n’a pas jugé utile de diligenter une enquête à ce sujet. Que veux-tu qu’un article signé de moi change à cette situation ? As-tu entendu un représentant du peuple s’en plaindre ? As-tu entendu un leader de l’opposition en faire une affaire ? Alors, quel avenir pour notre jeunesse ? No future ! Et pour notre pays, puisque ce sont les titulaires de tous ces diplômes achetés qui vont tenir l’administration ? No future !
Mamadou Koulibaly a compris que le parti auquel il avait cru lorsqu’il était étudiant et enseignant n’est plus celui qui exerce le pouvoir aujourd’hui. Il n’a plus voulu se taire. Il a crié, mais il doit se rendre compte maintenant qu’il a crié dans le désert. Son cri n’a rien changé et ne changera rien du tout. Les grands initiés de sa forêt sacrée ne sont pas venus pour les Ivoiriens. Ils sont venus pour eux, et eux seuls. Souvenez-vous du cri de colère de Laurent Gbagbo après le coup d’Etat de 1999 : « si c’est un coup d’Etat RDR qu’on nous le dise ! » Et son plumitif de l’époque, Freedom Neruda, de donner cette explication de texte : « nous n’avons pas eu de ministères juteux. C’est le RDR qui les a eus. » Tout était dit. Alors, le FPI au pouvoir tout seul, c’est tout le jus de la Côte d’Ivoire qui est à disposition. Et on ne s’est pas gêné pour presser ce jus. Gbagbo l’a dit : « Houphouët-Boigny avait enrichi la Côte d’Ivoire. Moi je vais enrichir les Ivoiriens. » Vous vouliez qu’il commence par quels Ivoiriens, si ce ne sont les plus initiés de sa forêt sacrée, puisqu’on ne peut pas les enrichir tous en même temps ? Mais puisque ceux-là sont incapables de créer la richesse qu’ils convoitent, alors, on puise où l’on peut, dans les caisses de l’Etat, des entreprises, dans les poches des citoyens, partout où cela est possible. L’économiste qu’est Mamadou Koulibaly doit forcément avoir compris qu’un pays qui fonctionne de cette façon court forcément vers no future. Que reste-t-il à faire au pauvre Mamadou Koulibaly ? Il doit savoir que les pouvoirs de ce genre peuvent durer des décennies, mais ils peuvent aussi prendre fin brutalement. L’histoire de notre continent est riche de ce genre de faits. Alors, ou Mamadou Koulibaly reste dans ce parti, et il en devient le complice, même s’il y est marginalisé, ou il s’en va. Mais il est vrai qu’il est difficile de quitter les délices du pouvoir lorsqu’on y a goûté. Mais Koulibaly devrait aussi savoir que le plus grand trésor de l’intellectuel qu’il est, est sa liberté. Qu’il s’en empare pendant qu’il est encore temps.
Une nouvelle date a été fixée pour l’élection présidentielle. Et depuis lors, de nombreux amis, tant Ivoiriens qu’étrangers me demandent tous les jours si je crois vraiment que cette fois-ci sera la bonne. Que veulent-ils que j’en sache, moi, qui ne suis associé, ni de loin, ni de près à l’organisation des élections ? Ce que je sais par contre est qu’un prédateur qui tient solidement sa proie dans la gueule ne s’en laisse pas déposséder très facilement. C’est pour cela que j’ai le plus grand mal à prendre au sérieux MM. Ouattara et Bédié, lorsque, assis dans leurs salons, ils attendent tranquillement que M. Gbagbo organise des élections qu’ils espèrent gagner. Nous sommes tous témoins de tous les scandales qui ont émaillé le règne des Refondateurs et de leurs amis, la bande à Guillaume Soro : détournements massifs d’argent, corruption, spoliation de nombreuses personnes dans ce pays, pillage à grande échelle, crimes de sang, violations des droits les plus élémentaires de l’homme. Quel nouveau pouvoir, qui, ne serait-ce que pour se donner un peu de crédibilité par rapport à la communauté internationale et de popularité auprès de la population, ne chercherait pas à voir un peu plus clair dans la façon dont l’argent du pétrole, du cacao, du café, des mines, a été dépensé, dans quelles conditions les grands marchés de l’Etat ont été passés ? Et MM Bédié et Ouattara espèrent vraiment que ceux qui savent qu’ils se retrouveront certainement en prison s’ils perdent le pouvoir viendront déposer eux-mêmes leurs têtes sur le billot ? Je ne crois pas qu’ils y croient. Il faut chercher l’explication ailleurs. Personne dans ce pays n’ignore les actes de corruption et d’enrichissement illicite dont se sont rendus coupables certains des ministres du PDCI et du RDR qui ont participé aux différents gouvernements depuis 2003. Les leaders de ces partis ne peuvent pas nous dire qu’ils ignorent ce que tous les Ivoiriens savent. Qui sait d’ailleurs jusqu’où est allé cet argent que ces ministres ont volé ? Ils savent que s’ils haussent trop la voix, Gbagbo est capable de mettre tous ces dossiers sur la table ou sur la place publique. Tout comme il peut mettre sur la table le fait que les candidatures de MM. Bédié et Ouattara ne dépendent que de sa seule bonne volonté. Nous sommes dans cette situation paradoxale où le maintien des candidatures des deux principaux leaders de l’opposition dépend totalement de leur adversaire. Au regard de la constitution actuelle, MM. Ouattara et Bédié ne peuvent pas être candidats. Ils le sont par la grâce de l’accord de Pretoria. Or piétiner un accord n’est pas une action que M. Gbagbo ne sait pas faire. Alors, MM. Bédié et Ouattara attendent que M Gbagbo veuille bien organiser l’élection qu’ils sont sûrs de gagner ? Ils disent qu’ils sont républicains, démocrates, ils sont ceux qui ont construit ce pays et ils ne peuvent par conséquent pas appeler le peuple à mettre la pression qu’il faut, pour que l’élection se tienne ? Ainsi soit-il ! Et rideau !
Sans lire dans une boule de cristal, je peux avancer qu’il n’y aura pas d’élection le 31 octobre. J’ai déjà entendu les moudjahidines du PDCI et du RDR proférer leurs habituelles menaces stériles et désormais ridicules : « s’il n’y a pas d’élection le 31 octobre, Gbagbo verra ce qu’il verra. » Il faut les comprendre. Il faut bien qu’ils existent et puissent toucher ce que leurs leaders leur donnent pour vivre. La CEI a dû donner une date parce qu’il aurait été inconvenant qu’il n’y ait pas de date pour l’élection au moment où l’on voulait célébrer en grandes pompes le cinquantenaire de notre indépendance. Mais le lendemain, Laurent Gbagbo a mis un bémol en disant « il y aura l’élection avant la fin de l’année. » Vous n’aviez pas déjà entendu cette phrase quelque part ? Quelques jours plus tard, j’ai entendu sur RFI un auditeur ivoirien dire qu’il est impossible de désarmer les rebelles avant le délai nécessaire pour l’organisation de l’élection le 31 octobre. Et il a ajouté : « nous avons attendu tout ce temps. Qu’est-ce que ça nous coûte d’attendre encore trois mois seulement ? » Vous n’aviez pas déjà entendu cette phrase les années précédentes ?
Alors, que se passera-t-il s’il n’y pas d’élection le 31 octobre ? Rien, évidemment ! Qu’auriez-vous voulu qu’il se passe ? Vous voyez Bédié et Ouattara demander aux Ivoiriens de descendre dans la rue ? Et même s’ils le demandent, qui le fera ? Qui ira encore se faire tuer pour eux ?
Alors, que se passera-t-il après le 31 octobre ? Les choses continueront comme auparavant. Les Ivoiriens, qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom n’ont pas encore vu que nous en sommes exactement au même stade que la RDC. Il y a dans ce pays un pouvoir qui n’a de démocrate que la peinture, qui n’a pas hésité à massacrer les membres d’une secte et les partisans de son adversaire Jean-Pierre Bemba, un pays dont de grandes parties sont occupées par des rébellions soutenues par des pays voisins qui en pillent toutes les ressources, un pays dont les ressources contrôlées par le pouvoir sont bradées aux multinationales, qu’elles soient occidentales ou chinoises, un pays où la corruption est endémique, et dont les dirigeants s’enrichissent insolemment pendant que le reste de la population crève de misère. En Côte d’Ivoire comme en RDC, on a une clique qui est au pouvoir et qui est très, très riche, des gens qui gravitent autour de ce pouvoir et qui sont un peu riches, des opposants qui composent autant qu’ils le peuvent avec le pouvoir, tout en sauvant les apparences, afin de participer aussi au festin, des petits et grands malins, étrangers ou nationaux qui se font des affaires très juteuses sans états d’âme en s’associant aux hommes du pouvoir, des fonctionnaires qui ont privatisé l’administration, c’est-à-dire qu’ils font payer tout ce qu’ils sont tenus de faire, du ministre à l’agent de bureau, du médecin au policier en passant par l’enseignant, et le pouvoir laisse faire, puisqu’ainsi tout le monde participe à un degré ou à un autre au festin. Ce n’est pas le policier à qui l’on a livré la population qu’il peut racketter ou même tuer en toute impunité qui voudra que cette situation change. Ce n’est pas non plus l’enseignant qui peut en toute impunité racketter ses élèves ou étudiants, ou pratiquer le droit de cuissage qui se plaindra de la situation. Evidemment tous ceux qui le peuvent ont envoyé leurs enfants étudier à l’étranger. Ils ne sont pas fous. A charge pour ces enfants de se débrouiller pour rester là-bas. Et les autres ? No future, tout simplement. On les abreuve de discours nationalistes, on leur fait croire qu’on se bat pour leur indépendance véritable, et ils doivent applaudir. Et chacun essaie autant qu’il peut de grappiller quelques miettes pour ne pas mourir. En créant des clubs de soutien, en dansant toutes dents dehors lorsque les envoyés du pouvoir arrivent, en promettant de voter massivement pour le génial président, en devenant courtisan des nombreux pouvoirs intermédiaires, en allant à intervalle régulier remercier le brillant chef d’Etat pour on ne sait trop quoi, l’essentiel étant qu’il distribue un peu d’argent.
Venance Konan; site web : www.venancekonan.com