Après avoir été durant des décennies un modèle de stabilité et de prospérité en Afrique, la Côte d’Ivoire est depuis 2002 une puissance régionale au prestige entamé, qui a connu en quelques années ce qui fut longtemps inimaginable : la guerre intérieure, des massacres de civils, une mise sous tutelle internationale et la déliquescence de son économie paralysée. La célébration du cinquantenaire de son indépendance a des relents de nostalgie d’une gloire passée.
Avant l’arrivée des Européens, la région connaît d’importants mouvements de population et des royaumes d’une certaine ampleur sont signalés (tel le Royaume de Kong au XVIIIe siècle). Les Portugais, dès le XVe siècle, puis les Hollandais et les Anglais installent des comptoirs et se livrent au commerce côtier, achetant des esclaves à compter surtout du XVIIe siècle, période qui voit plusieurs grandes migrations de populations akan – notamment les Baoulé dirigés par la Reine Poku -, venues de l’actuel Ghana. Français et Anglais entrent en concurrence, signent respectivement des traités d’amitié avec les populations jusqu’au partage de leurs zones d’influence en 1884, explorent l’arrière-pays et introduisent la culture du café. La Côte d’Ivoire devient colonie française en 1894, mais la conquête de tout le territoire, rattaché à l’Afrique occidentale française en 1905, aboutit très progressivement (défaite de Samory Touré en 1898). Après Grand-Bassam, puis Bingerville, Abidjan devient la capitale du territoire en 1934.
La mise en valeur est l’affaire de quelques grandes compagnies, des infrastructures sont construites pour permettre l’évacuation des produits d’exportation (café, puis cacao, bois, caoutchouc, palme…), tandis que se met en place une économie de plantations détenues par les Européens et les Africains. En 1945, Felix Houphouët-Boigny qui a fondé un syndicat des planteurs de cacao est élu à l’Assemblée nationale française. Il contribue à la création du Rassemblement démocratique africain (RDA), et crée sa section ivoirienne, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Ministre de la IVe République française en 1955, il initie la loi qui supprime le travail forcé et joue un rôle important dans le processus de passage des colonies d’Afrique à l’indépendance, acquise en août 1960, devient enfin président de la République après les élections de novembre 1960.
Le pouvoir personnalisé
Félix Houphouët-Boigny instaure un pouvoir fort en s’appuyant sur le PDCI, parti unique, avec des poussées autoritaires qui voient se succéder plusieurs vagues d’épurations à la tête de l’Etat («complots» des années 63-64), il réprime avec vigueur les contestations étudiantes (1967-69) et met fin brutalement à l’irrédentisme bété à Gagnoa (centre-ouest) en 1970, l’ampleur de la répression restant sujette à contestation. Résolu à s’opposer aux «démons de la division», le président peut compter sur le soutien indéfectible de la France qui maintient une base militaire à Abidjan (Port-Bouet) et dont la présence s’exerce dans tous les secteurs de l’économie (industrie, services, aussi bien que commerce où les capitaux français comptent pour 55% en 1976), mais aussi de l’administration, avec une pléthore de conseillers et de coopérants, la population française atteignant 40 000 personnes à son plus haut niveau, dans la décennie 1970-80 (elle va progressivement décroître jusqu’à compter moins de 15 000 personnes au début des années 2000).
Cette alliance privilégiée avec la France, qui s’élargit à des considérations géostratégiques (intervention franco-ivoirienne au Biafra), est pour Houphouët-Boigny la condition parfaitement assumée d’une prospérité qui s’épanouit jusqu’au début des années 1980, avec un envol de l’agriculture d’exportation, notamment le cacao et le café dont le pays devient l’un des premiers producteurs mondiaux. Cette prospérité génère une forte immigration venue des pays voisins, les étrangers comptant pour plus de 3 millions dans les années 90.
Le «miracle ivoirien» se lit alors dans l’exceptionnel développement de la ville d’Abidjan, avec ses gratte-ciels et ses voies rapides, et permet un niveau d’équipement du pays (routes, électrification, éducation et santé) alors peu égalé en Afrique, tandis que se développe une classe moyenne nantie. Obsédé par la constitution d’une nation ivoirienne, le chef de l’Etat entend favoriser la participation de toutes les composantes à la réussite économique, celle-ci dût-elle passer par le clientélisme et une corruption à grande échelle parmi les élites. Tout en favorisant son ethnie d’origine, les Baoulés, il se montre accueillant aux éléments étrangers, associés sans formalisme au pouvoir et à ses retombées, dans le cadre d’une définition très extensive de la « citoyenneté » ivoirienne : le droit de vote, l’accès à la propriété et aux emplois publics, y compris aux hautes fonctions administratives, leur est ouvert. Ce système est à la fois cohérent et fragile, car il repose sur la circulation des ressources. Il devient problématique lorsque la crise économique frappe le pays, durant la décennie 1980.
La descente aux enfers
La situation sociale se dégrade : montée du chômage et paupérisation urbaine, tensions autour de la propriété foncière, qui provoquent des antagonismes entre communautés et la naissance de manifestations xénophobes jusque là inconnues. Alors que la contestation sociale et les revendications politiques ont amené une reconnaissance du multipartisme en avril 1990, Félix Houphouët-Boigny disparaît en décembre 1993 sans avoir planifié sa succession, cependant que le pays est en pleine récession.
Le président de l’Assemblée nationale, Henri Konan-Bédié lui succède dans un contexte houleux : c’est par un quasi coup de force qu’il fait reconnaître sa légitimité face au Premier ministre, Alassane Ouattara. Voulant renouer avec l’autoritarisme du régime, il se heurte à une opposition de plus en plus active, où aux côtés du FPI de Laurent Gbagbo, on voit s’ériger une nouvelle force comprenant d’anciens militants du PDCI, le Rassemblement des Républicains (RDR), dont Alassane Ouattara prend la tête. Pour répondre à la fois au mécontentement de sa base autant que pour faire barrage aux ambitions électorales de ce dernier, Henri Konan Bédié initie une politique dite d’« ivoirité » qui restreint l’accès des étrangers à la citoyenneté (loi du 13 décembre 1994), tandis qu’un nouveau code électoral exclut de fait Alassane Ouattara, jugé de nationalité «douteuse», de la compétition.
L’élection en 1995 de Henri Konan Bédié n’apaise en rien les tensions, et tandis que l’économie poursuit sa décrue dans un climat de corruption effrénée, la xénophobie se donne libre cours et touche par amalgame tous les ressortissants « nordistes » (musulmans et/ou appartenant à la communauté dioula). Une mutinerie de sous-officiers ouvre la voie au coup d’Etat, le 24 décembre 1999, de l’ancien chef d’Etat-major, le général Robert Gueï. Une junte militaire s’installe, chargée d’assurer la transition vers le retour au régime civil, au terme des élections présidentielles d’octobre 2000.
Désordre politique et rébellion
Celles-ci se déroulent dans la confusion. Elles sont boycottées par une partie des électeurs, les candidatures d’Alassane Ouattara et d’Henri Konan Bédié ayant été écartées. Laurent Gbagbo est élu, Robert Gueï tente un coup de force mais doit se soumettre face aux manifestations populaires, qui dégénèrent (octobre – novembre 2000) en affrontements sanglants (200 morts) entre partisans de Laurent Gbagbo et d’Alassane Ouattara. Une fois au pouvoir, Laurent Gbagbo tente une ouverture (Forum de réconciliation en octobre 2001), prélude à l’entrée du RDR au gouvernement (août 2002). Le 19 septembre 2002, une tentative de coup d’Etat à Abidjan, marquée par l’assassinat de personnalités politiques, dont Robert Gueï et le ministre de l’Intérieur Emile Boga Doudou, marque le début d’une rébellion militaire qui prend le contrôle de tout le Nord de la Côte d’Ivoire. L’intervention dès le 22 septembre des militaires français (opération Licorne) et la conclusion d’un cessez-le-feu figent les positions des forces loyalistes et de la rébellion, cette dernière représentée par le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI), dirigé par l’ancien leader étudiant, Guillaume Soro.
La communauté internationale, notamment la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest) se mobilise pour parvenir à un règlement, mais les Français sont les plus actifs : ils organisent en France une réunion des partis politiques ivoiriens qui aboutit aux accords, le 24 janvier 2003, de Marcoussis prévoyant un gouvernement de transition, ouvert à la rébellion et à l’opposition, formé en mars-avril par le Premier ministre Seydou Diarra. S’engageait alors une impossible normalisation, marquée par la sortie des «Forces Nouvelles» (ex-rebelles) du gouvernement en septembre 2003, par des tentatives répétées de médiation de la Cedeao, de l’Union africaine et l’implication directe du président sud-africain, Thabo Mbeki, à partir de juin 2005. Sur le terrain, outre le maintien des troupes françaises (plus de 4000 hommes), l’ONU mettait en place à partir d’avril 2004 une force de maintien de la paix de 6 000 hommes (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire – ONUCI).
La rupture du cessez-le-feu, en novembre 2004, et la mort de 9 militaires français entraîna toutefois des réactions en chaîne : destruction par les militaires français de l’aviation ivoirienne, puis manifestations anti-françaises à Abidjan aboutissant à l’évacuation de la quasi-totalité des ressortissants français et des binationaux (8 000 personnes). Un an plus tard, il fallut renoncer à organiser les élections générales prévues en octobre 2005, et une nouvelle période de transition s’instaurait, avec la nomination d’un Premier ministre, Charles Konan Banny, dans un climat de défiance généralisée.
Vers un rétablissement de l’ordre républicain
Un début de normalisation intervient en mars 2007, lorsque Laurent Gbagbo et Guillaume Soro signent l’accord de Ouagadougou, résultat des discussions directes entre les deux camps sous l’égide du facilitateur, le président burkinabé Blaise Compaoré, accusé jusque-là par les partisans du président ivoirien de soutenir la rébellion. Guillaume Soro devient Premier ministre. Les armes se taisent sur les fronts et une réunification administrative du pays se remet en place en attendant que la Côte d’Ivoire politique ne retrouve ses couleurs. Les institutions mises en place devraient y concourir. En août 2010, et après les innombrables reports depuis cinq ans, Guillaume Soro annonce la tenue de l’élection présidentielle pour le 31 octobre 2010.
La chute de l’économie ivoirienne a eu des conséquences graves dans toute la sous région, où la Côte d’Ivoire constituait la « locomotive » de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), offrant également un débouché pour les échanges de ses voisins enclavés, forcés de réorienter leurs flux de marchandises. Le contournement de la Côte d’Ivoire scindée en deux a ouvert de nouvelles routes commerciales au détriment des axes Abidjan-Bamako, Abidjan-Ouagadougou, Abidjan-Lomé-Cotonou…Ces voies secondaires pour la plupart informelles ont fait d’une corruption déjà dénoncée depuis les années 90 un vrai fléau qui mobilise aujourd’hui encore les plus hautes instances de la république. Malgré tout, les voyants sont au vert : la croissance qui devrait être de 3,39% en 2010 pourrait atteindre 4,5% en 2011. La production d’hydrocarbures connaît un fulgurant développement et pourrait concurrencer le café et le cacao en termes de gains pour le pays. Toutefois, les bases encore solides de la production agricole et industrielle de l’économie ivoirienne ne font pas vraiment percevoir le danger imminent de l’effondrement total du système si les enjeux politiques restent la préoccupation majeure des décideurs ivoiriens.
Source : Les 100 clés de l’Afrique. Philippe Leymarie et Thierry Perret. Co-édition Hachette Littératures/RFI. 2006.