Six ans après le déchargement en plein Abidjan de déchets dangereux du cargo Probo Koala, des milliers de victimes n’ont pas été indemnisés et réclament justice, dénonce Francis Perrin d’Amnesty en demandant la comparution au pénal de l’affréteur Trafigura, dans le rapport « Une vérité toxique ».
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“Affaire du Probo Koala : le feuilleton judiciaire est loin d’être fini ”
Francis Perrin Porte-parole d’Amnesty International
Actu-Environnement : Greenpeace et Amnesty ont publié le 25 septembre un rapport, de plus de 250 pages, qui rouvre le dossier de la complexe affaire du cargo-poubelle Probo Koala à Abidjan en 2006 et accable l’affréteur Trafigura. Quelles vérités « toxiques » entend-il faire éclater ?
Francis Perrin : Basé sur trois années d’investigations, ce rapport examine en profondeur la succession tragique des fautes et des défaillances à l’origine d’un désastre sanitaire, politique et environnemental. Les questions commerciales et de coûts ont joué un très grand rôle dans cette tragédie. En 2006, l’entreprise multinationale de négoce en énergie et matières premières – et numéro trois du négoce pétrolier mondial – Trafigura cherchait en effet à faire traiter des déchets toxiques (contaminés au mercaptan et à l’hydrogène sulfuré, gaz nauséabonds et mortels à forte concentration, ndlr) issus du raffinage du naphta de cokéfaction qu’il lui fallait éliminer afin de pouvoir le vendre comme carburant.
Mais ce type de déchets nécessite des entreprises qualifiées et expérimentées et des installations adaptées pour les traiter. En juin 2006, après avoir tenté à plusieurs reprises, sans succès, de se défaire de ces déchets, Trafigura a pris contact avec une entreprise néerlandaise, Amsterdam Port Services (APS), qui a accepté de les prendre en charge. Mais cette dernière a constaté qu’ils étaient plus contaminés que prévu et a augmenté le prix du traitement en conséquence. Trafigura a refusé de payer et fait recharger les déchets sur son navire, le Probo Koala, qui prendra ensuite la route de l’Estonie, du Nigeria, puis de la Côte d’Ivoire. Le 19 août 2006, le Probo Koala fait escale au port d’Abidjan, la capitale. Cest la société ivoirienne nouvellement agréée Tommy qui prend en charge le traitement et l’épandage des déchets à bas prix alors que Trafigura savait pertinemment que cette toute jeune société n’avait pas l’expertise requise pour les évacuer. Le jour même à Abidjan, Tommy déverse plus de 500 mètres cubes de déchets dangereux, à ciel ouvert, dans la décharge d’Akouédo à Abidjan ainsi que dans une vingtaine d’autres sites publics autour de la ville.
AE : Combien de temps ces déchets toxiques sont-ils restés à l’air libre ?
FP : Après l’ouverture d’enquêtes par le gouvernement ivoirien sur leur déversement, les autorités du pays ont cherché à contacter des sociétés compétentes de décontamination des déchets toxiques. C’est la société française Tredi qui a été chargée des opérations de nettoyage qui ont débuté le 17 septembre 2006, soit un mois après que ces déchets aient été laissés dans la nature.
Mais il était déjà tard pour entamer ce processus. Dès le 20 août, les conséquences sanitaires ont commencé à se manifester. En l’espace de seulement cinq mois – entre août 2006 et janvier 2007 -, plus de 100.000 personnes à Abidjan ont dû se rendre dans des centres de santé pour des consultations médicales car elles souffraient de nausées, de maux de tête, de douleurs abdominales, de diarrhée ou de problèmes de peau. Selon les autorités ivoiriennes, 15 à 17 décès ont également été dénombrés, ce que nous ne pouvons confirmer. On peut cependant établir un lien très étroit entre le déversement de ces déchets dans des conditions complètement sauvages et la tragédie qui s’en est suivie sur le plan environnemental, sanitaire et en matière d’atteintes graves aux droits humains.
AE : Quand la décontamination s’est-elle terminée ?
FP : Le travail de décontamination a nécessité beaucoup de temps. Les travaux conduits par Tredi se sont achevés en février 2007. La société canadienne Biogénie lui a succédé à partir de juillet 2007 pour poursuivre le travail de dépollution. Trafigura a estimé en avril 2008 que la décontamination était largement terminée mais nous contestons la véracité de cette information, y compris sur la base d’une visite sur place en février 2009.
AE : Le rapport est critique envers la réaction du gouvernement ivoirien. Pourquoi l’Etat a-t-il abandonné toute action en justice contre le groupe ?
FP : L’Etat s’est retrouvé face à une crise majeure, pour laquelle Trafigura n’avait pas donné toutes les informations sur la nature et la composition exactes des déchets. Pourtant, alors qu’il avait lancé des enquêtes, le gouvernement ivoirien a signé dès le 13 février 2007 un protocole d’accord à l’amiable avec Trafigura assurant au groupe une immunité judiciaire en échange de 95 milliards de francs CFA (145 millions d’euros environ) versés à l’Etat. Les autorités avaient ainsi décidé de renoncer à toute poursuite contre la multinationale. Résultats : sur le plan judiciaire, seuls deux Ivoiriens, le directeur de la compagnie Tommy et un agent maritime, ont été condamnés, le 22 octobre 2008, par un tribunal du pays à respectivement 20 ans et cinq ans d’emprisonnement pour leur rôle dans le déversement. Il est clair que Tommy a une responsabilité écrasante pour leur épandage mais cette affaire va évidemment plus loin que la seule responsabilité pénale de ces deux personnes.
AE : Qu’en est-il aujourd’hui de l’indemnisation des victimes ?
FP : Nous dénonçons le manque de transparence du gouvernement ivoirien sur l’utilisation des 145 millions d’euros environ octroyés en 2007 par Trafigura. Greenpeace et Amnesty International demandent par ailleurs officiellement au gouvernement ivoirien de réexaminer la légalité de l’accord conclu par son prédécesseur avec Trafigura car, en signant ce texte, les autorités ivoiriennes de l’époque se sont privées des moyens de défendre les droits des victimes de ce déversement de déchets toxiques, ce qui est contraire au droit international.
Un autre accord à l’amiable est intervenu le 16 septembre 2009, cette fois, au Royaume-Uni entre Trafigura et un cabinet d’avocats représentant 30.000 victimes. La compagnie a accepté de verser à celles-ci 30 millions de livres sterling (environ 42 millions d’euros) tout en niant toujours de reconnaître sa culpabilité. Les deux parties ont convenu de mettre fin à la procédure d’action civile intentée Outre-Manche le 10 novembre 2006 en réparation des dommages causés. Malheureusement, une partie de ces sommes n’a pas été récupérée par les victimes du fait de détournements de biens organisés. Aujourd’hui, plus de six ans après les faits, 6.000 victimes environ n’ont toujours pas reçu ces compensations financières !
AE : Cinq ans après, en 2011, Trafigura a pourtant été reconnue coupable par un tribunal des Pays-Bas pour exportation illégale de déchets dangereux. Pourquoi estimez-vous que la justice néerlandaise n’a pas été au bout ?
FP : Les Pays-Bas sont le seul pays à avoir mené une enquête pénale sur ce dossier. Le 23 décembre 2011, la Cour d’appel de La Haye a en effet confirmé la condamnation d’une filiale de Trafigura à 1 million d’euros d’amende pour n’avoir pas révélé la dangerosité des déchets et pour les avoir exportés illégalement en Côte d’Ivoire. En première instance, la multinationale avait été condamnée pour les mêmes motifs le 23 juillet 2010 par le tribunal d’Amsterdam. Mais le feuilleton judiciaire autour de cette affaire est loin d’être fini. Le 30 janvier 2012, la cour d’appel d’Amsterdam a également décidé d’autoriser les poursuites contre le président de Trafigura, Claude Dauphin, mais le groupe a de nouveau fait appel de cette décision.
La condamnation de la Cour de La Haye concerne l’exportation illégale de ces déchets depuis les Pays-Bas. Ce verdict est positif mais insuffisant. Nous regrettons l’opposition du procureur néerlandais à ce que l’enquête et les procédures judiciaires couvrent également les conséquences des dépôts sauvages en Côte d’Ivoire. Le parquet estime que des enquêtes ont été ouvertes par le pays. Or, celles-ci ont été fermées par l’accord d’immunité avec Trafigura intervenu en février 2007. Le droit hollandais permet pourtant de poursuivre des personnes physiques et morales pour des crimes commis à l’étranger, sous certaines conditions, qui étaient réunies en l’espèce.
Ce rapport souligne donc l’incapacité de différents pays à rendre véritablement justice aux victimes de cette tragédie. C’est pourquoi Amnesty International et Greenpeace International demandent conjointement au procureur de la Couronne d’ouvrir une enquête pénale au Royaume-Uni pour voir si Trafigura Limited, qui fait partie du groupe et qui est basée à Londres, a violé la loi britannique en vigueur. La compagnie continue de soutenir que les déversements et leurs conséquences ne relèvent pas de sa responsabilité. Or, nos investigations montrent que les déclarations du groupe manquent de crédibilité.
AE : En lançant une enquête pénale, le parquet britannique sera-t-il réellement capable de combler les défaillances juridiques que vous pointez ?
FP : Le procureur britannique ne sera pas en mesure de combler toutes les lacunes de plusieurs pays dans cette affaire. Ce n’est pas possible. Par contre, il peut combler ses propres lacunes puisqu’à ce jour le Royaume-Uni n’a ouvert aucune enquête pénale sur Trafigura. Nous espérons que ce rapport, par la somme de travail et d’investigations qu’il représente, et que la mobilisation de nos militants qui suit sa publication pousseront enfin les autorités britanniques à ouvrir cette enquête pour établir les responsabilités dans cette grave affaire. Celle-ci constituerait un réel progrès. D’autant que le dossier sanitaire est loin d’être clos face aux conséquences médicales à long terme des victimes exposées, alors que Trafigura n’a toujours pas mis sur la place publique les informations sur la composition précise des déchets en question. Les victimes ont le droit de savoir ce qui s’est passé et ce qui pourrait se passer à moyen et à long terme sur le plan médical. Elles ont également toutes droit à des compensations adéquates. Cela les concerne directement et c’est leur droit élémentaire.
AE : Ce rapport est paru au moment où s’est tenue à Genève une réunion des États parties à la Convention de Bâle qui réglemente le transfert et l’élimination des déchets dangereux. Quelles sont vos propositions ?
FP : Avec Greenpeace, nous avons effectivement fait coïncider la publication de ce rapport avec cette réunion car nous estimons que c’est un exemple des plus tragiques à prendre en compte. Nous demandons notamment aux Etats parties que soient explicitement définis comme toxiques les déchets générés par le naphta de cokéfaction dans le cadre de la Convention de Bâle. Nous demandons à tous les Etats de la planète de ratifier cette convention et son amendement interdisant l’exportation de déchets dangereux des pays développés vers les pays en développement et de faire preuve de la volonté politique ainsi que de se doter des moyens permettant l’application effective de ce texte.
AE : Trafigura a dénoncé « de nombreuses inexactitudes » dans le rapport sans toutefois préciser lesquelles. Que lui répondez-vous ?
FP : Trafigura n’a en effet pas pris la peine de citer ne serait-ce que certaines des nombreuses inexactitudes contenues, selon elle, dans ce rapport. La possibilité leur en était pourtant offerte puisque nous publions leurs commentaires à la fin de notre étude. Le caractère très général et très vague des critiques de Trafigura ne constitue pas une réfutation détaillée et argumentée de la montagne d’informations solides et documentées réunies par Greenpeace et Amnesty. Le lecteur sera juge mais je pense qu’il trouvera que ce rapport établit clairement les responsabilités de Trafigura et celles de plusieurs Etats dans cette tragédie.
Propos recueillis par Rachida Boughriet © Tous droits réservés Actu-Environnement