L`entretien avec Monsieur Toussaint Alain, ancien conseiller et ex-porte parole du président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo (président de 2000 à 2011).
Mikhail Gamandiy-Egorov, La Voix de la Russie :
Monsieur Alain, bonjour ! Vous êtes ancien conseiller et ex-porte-parole du président Ivoirien renversé en avril 2011, Monsieur Laurent Gbagbo. Aujourd’hui vous êtes Président de « Côte d’Ivoire Coalition, INC » et continuez de défendre toujours aussi activement Monsieur Laurent Gbagbo, victime de putsch. On sait que ce putsch a été réalisé non sans la participation des forces armées françaises, on parle notamment de la fameuse « opération Licorne », ainsi que de l’ONUCI. Je vous remercie pour cet entretien exclusif de votre part pour La Voix de la Russie, votre premier entretien pour un média russe.
Monsieur Alain, on sait que Monsieur Laurent Gbagbo a été renversé en avril 2011, avec une participation active de troupes militaires françaises, y compris l’aviation. Depuis le 30 novembre 2011, Laurent Gbagbo est incarcéré à la prison de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye. Ma première question : que pensez-vous d’une part de la légitimité des actions perpétrés par la force Licorne et de l’ONUCI en Côte d’Ivoire et aussi de la légitimité du placement en détention de Monsieur Gbagbo à la Haye ?
Toussaint ALAIN : Le président Laurent Gbagbo a été victime d’une démonstration de puissance coloniale. Le gouvernement français s’est ingéré de manière outrageuse et intolérable dans le contentieux post-électoral d’un pays souverain. Ses forces armées ont installé à la tête de mon pays M. Alassane Ouattara, l’instigateur de l’insurrection armée de septembre 2002. Durant une décennie, la France, soutien politique, diplomatique, militaire et financier de la rébellion, était à l’initiative de toutes les résolutions onusiennes dans le cadre de la crise ivoirienne. Elle a instrumentalisé le Conseil de sécurité des Nations unies parce qu’elle voulait coûte que coûte chasser le président Gbagbo, pourtant légitimement élu en octobre 2000. Aux yeux des dirigeants français, en particulier Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, l’ancien pouvoir socialiste ivoirien constituait une grave menace pour la pérennité des intérêts de la France en Côte d’Ivoire. Le sort du président Gbagbo était scellé depuis longtemps. Il devait partir même au prix d’une guerre absurde bien qu’étant le vainqueur de la présidentielle de novembre 2010. Un recomptage des voix, comme préconisé par Gbagbo lui-même, aurait réglé le problème et établi définitivement la vérité électorale en Côte d’Ivoire. Au lieu de cela, la communauté internationale, la France et les Etats-Unis en tête, a préféré le décompte macabre des morts plutôt que de recompter des bulletins de vote. Gbagbo n’a pas perdu les élections, il a été évincé du pouvoir par la guerre. Alassane Ouattara a été imposé à la tête de mon pays au terme d’un complot dont la ligne-force était d’arrêter Laurent Gbagbo. Dès janvier 2003, après la signature de l’Accord de Marcoussis, les autorités françaises menaçaient déjà de le traduire devant la Cour pénale internationale (CPI). Il paie au prix fort son insoumission à l’ancien colonisateur. La détention du président Laurent Gbagbo à La Haye est illégale, arbitraire et sans fondement. La CPI est une juridiction au service des grandes puissances occidentales. Elle ne dit pas le droit, elle fait de la politique. D’ailleurs tout se décide au Conseil de sécurité de l’ONU.
La Voix de la Russie : Dans une lettre adressée par vous au Secrétaire Général de l’ONU Ban Ki-Moon, vous accusez ouvertement la France et les Etats-Unis d’avoir orchestré ce putsch militaro-électoral. Quels intérêts la France et les Etats-Unis voulaient-ils à protéger en intervenant dans les affaires de l’Etat souverain, qu’est la Côte d’Ivoire ? Et en quoi Laurent Gbagbo les gênait-il ?
Toussaint ALAIN : Se soumettre à la France ou être démis par la France, tel était le dilemme du président Gbagbo. Le Président Gbagbo a fait le bon choix en préférant la souveraineté à l’assujettissement, la dignité à l’indignité. Ce qui s’est passé dans mon pays relance la question de l’indépendance des pays africains et de la mainmise coloniale de l’ex-puissance sur ses anciennes possessions d’Afrique. Laurent Gbagbo est la victime expiatoire d’un système : la Françafrique, une mafia au service des intérêts français en Afrique. En Côte d’Ivoire, la France contrôle la quasi-totalité de l’économie ivoirienne. La Côte d’Ivoire est le 1er producteur mondial de cacao : lorsque vous achèterez une tablette de chocolat, il y a 99% de chances que le cacao vienne de mon pays. C’est également un nouveau producteur de pétrole offshore : c’est le groupe français Total qui va l’exploiter. Plusieurs grandes entreprises françaises gèrent également des secteurs stratégiques comme le port et le chemin de fer (Bolloré), la téléphonie mobile et fixe (Orange), l’eau et l’électricité (Bouygues), l’importation et la vente de véhicules neufs et de produits pharmaceutiques (François Pinault/PPR), la banque (Société générale et BNP Paribas), etc. Sur le plan audiovisuel, Canal+ détient le marché exclusif de la télévision par satellite. La Côte d’Ivoire abrite au moins 200 filiales d’entreprises françaises et compte plus de 600 entreprises appartenant à des ressortissants français. Il y a également d’autres secteurs qui expliquent ce néo-colonialisme rampant : le café, le bois, le coton, l’or, les pierres précieuses… Enfin, la quasi-totalité du marché de la reconstruction post-crise devrait revenir aux entreprises civiles ou militaires françaises. Notamment le renouvellement de l’armement ivoirien détruit par l’armée française. C’est quand même un comble ! En Côte d’Ivoire, la France ne défend pas la démocratie, elle défend ses intérêts. Quant aux Etats-Unis, ce sont principalement le cacao et le pétrole du Golfe de Guinée qui les intéressent. La Côte d’Ivoire possède d’importantes réserves. En outre, les Américains restent toujours en quête d’un territoire pour abriter Africom, leur commandement militaire pour l’Afrique.
Le président Gbagbo a ouvert le marché ivoirien à des investisseurs chinois, russes, sud-africains, brésiliens et indiens. Cette politique a fortement irrité et inquiété les dirigeants et les patrons français.
La Voix de la Russie : Laurent Gbagbo est accusé à la Haye de « crimes contre l’humanité ». Pourtant, et vous l’avez d’ailleurs également mentionné dans votre lettre au Secrétaire Général de l’ONU, il est désormais avéré que de nombreux massacres ont été perpétrés par les milices pro-Ouattara, notamment celui de Duékoué où près d’un millier de civils ont été tués. Et malgré cela, fait étrange, Laurent Gbagbo est aujourd’hui emprisonné à la Haye, et Alassane Ouattara est salué et reçu par les chefs de gouvernements occidentaux. N’est-ce pas la manifestation d’une véritable politique des doubles standards.
Toussaint ALAIN : La communauté internationale a clairement érigé en règle la justice des vainqueurs. J’ai toujours dénoncé le parti-pris de cette procédure. La CPI est l’instrument de la France qui s’en sert pour assouvir ses noirs desseins politiques, régenter le paysage politique en Afrique, aider à l’accession au pouvoir de copains ou punir les dirigeants africains indociles. La détention du président Gbagbo à La Haye est insensée et injuste. Dans cette affaire, la CPI fait plus de politique que du droit. Il est illusoire de penser qu’elle serait guidée par la recherche de la vérité. Alassane Ouattara, Guillaume Soro et leurs mercenaires sont les premiers responsables de la violence en Côte d’Ivoire. Dès le début de la crise postélectorale, un commando dit « invisible », dirigé par des collaborateurs de Ouattara et Soro, a perpétré des attentats meurtriers contre les forces de l’ordre et les civils à Abidjan. Ces mêmes combattants ont commis des milliers de crimes depuis septembre 2002. Au nom de quoi, Laurent Gbagbo, Chef d’Etat et chef suprême des armées, aurait-il dû laisser la population se faire massacrer par la rébellion sans demander à l’armée régulière d’intervenir pour stopper ces tueries ? Sans la réaction de l’armée gouvernementale, des centaines de villages auraient été rayés de la carte de la Côte d’Ivoire par les troupes de Ouattara. On ne peut donc pas sérieusement accuser Laurent Gbagbo de crimes contre les populations civiles.
Je rappelle que toute cette crise est née d’un contentieux électoral qui aurait pu être résolu par le simple recomptage des voix. Malheureusement, Ouattara et la France ont catégoriquement refusé cette solution. Ils ont choisi une agression militaire pour la prise du pouvoir. J’indexeégalement le Secrétaire Général de l’ONU qui a considéré que le recomptage des voix serait une « injustice ». Via une résolution criminelle, Ban Ki-Moon a autorisé l’armée française et les troupes onusiennes à bombarder des populations civiles. Ouattara, le « démocrate », est en réalité un chef de guerre, un usurpateur, adoubé par les puissances occidentales.
La Voix de la Russie : Pensez-vous qu’un jour les responsables des crimes que vous avez cités puissent être traduits en justice ? Ne pensez-vous pas que le temps est venu de créer une alternative à la Cour pénale internationale de la Haye dont le rôle est extrêmement controversé ?
Toussaint ALAIN : En fait, Alassane Ouattara, chef de guerre de la rébellion armée, est devenu chef d’Etat par la volonté militaire de la France, des Etats-Unis et de l’ONU à l’issue d’un putsch électoral. Il doit rendre des comptes à la justice pour tous les crimes perpétrés par ses troupes. Tout comme Guillaume Soro, chef politique et chef militaire de la rébellion, ancien Premier Ministre et aujourd’hui président du parlement ivoirien. Ces deux éminents dirigeants de la rébellion ont recruté et financé, avec leurs parrains français, des dizaines de milliers de mercenaires, coupables de la mort d’au moins dix mille personnes depuis septembre 2002. Toutes ces victimes et celles occasionnées durant le contentieux post-électoral méritent justice. Contrairement à d’autres, je milite plutôt pour une justice nationale. On ne peut pas prétendre défendre la souveraineté de son pays et sous-traiter les affaires judiciaires auprès de la CPI. Il revient aux dirigeants ivoiriens, actuels et futurs, de la Côte d’Ivoire de renforcer et de crédibiliser l’institution judiciaire. C’est un pilier essentiel de l’Etat de droit. Ouattara et Soro ne jouiront pas indéfiniment d’un brevet d’impunité.
La Voix de la Russie : Quelles démarches entreprenez-vous afin d’obtenir la libération de Laurent Gbagbo ?
L’article intégral: http://french.ruvr.ru/2012_10_30/92891840/