XIIIe Conférence Marc-Bloch, 18 juin 1991
Texte intégral
Mes premiers mots seront des mots de solennels remerciements adressés à la direction de l’École des hautes études en sciences sociales et à vous-même pour l’honneur insigne que vous me faites en me permettant de prendre la parole en ce haut lieu du savoir, à l’occasion de la commémoration annuelle d’une grande figure des sciences de l’homme, Marc Bloch. À ces remerciements mineurs, comme vous le savez des traditions de mon pays, feront suite les remerciements majeurs, ceux de l’aîné de ma lignée, lignée des anthropologues bien entendu, une fois ma mission accomplie.
Cette mission, madame le recteur, monsieur le président, mesdames et messieurs les professeurs, mesdames et messieurs, je l’ai conçue en termes d’introduction à une anthropologie de la démocratie à partir d’une réflexion sur les ancêtres fondateurs et les Pères de la nation africaine.
L’Afrique dont il s’agit est celle que ses observateurs anciens et modernes ont toujours caractérisée par une race et un écosystème. Pour la déracialiser et la déphysicaliser, pour la caractériser en termes d’histoire sociale et culturelle, bref en termes anthropologiques, je vous propose de la nommer, à la suite de Cheikh Anta Diop, l’Afrique nubienne. Son unité, ici présupposée, je l’emprunte aux théories scientifiques du fonds commun ou de l’africanité.
Pourquoi le thème de la démocratie ? Pour deux raisons, l’une d’ordre circonstantiel et l’autre d’ordre symbolique. Cette saison marque l’anniversaire d’une grande et double fracture historique. C’est en effet à la fin de la sécheresse, au commencement de l’hivernage, cette période que vous nommez ici le printemps, que des soulèvements populaires ont secoué l’Afrique en 1990 sous la bannière de la démocratie. En même temps, à cette fracture politique, la presse a apporté le complément idéologique en termes parricides, disant : « Le temps des Pères de la Nation est révolu1 », ou encore : « Une Nation ne peut pas avoir un père. Elle est le résultat de la volonté d’un peuple façonné par le temps2 ».
Pourquoi une anthropologie ? Du point de vue de l’histoire des sciences, à l’intérêt ancien et soutenu que manifeste la recherche historique et politologique pour la démocratie en tant qu’objet sui generis, on ne voit rien correspondre en anthropologie où la démocratie paraît diluée dans des objets généraux : l’État, le politique et la modernité, quand elle n’est pas purement et simplement reléguée dans le passé ou niée. Dans les études africaines, en tout cas, c’est tardivement que cet intérêt s’est fait jour avec, par exemple, le programme de Jean Copans en date de 1990 : « Pour une anthropologie politique de la démocratie3 ».
Ce renouveau épistémologique, ici comme ailleurs, exige précision préliminaire de l’objet, multiples angles d’approche et ambition théorique. Pour ma part, je vois la démocratie en Afrique comme un enjeu de luttes, un produit historique qui se met en place dans la longue durée, un aspect du développement global de la société, une condition du développement économique qui devient en retour facteur de son progrès, la base de toute indépendance réelle. Son étude porte sur les processus de représentation, les institutions et les pratiques touchant au moins à cinq problèmes qui font système.
S’il est vrai, d’après la définition minimale d’Aristote dans Les politiques, que ce que nous appelons la démocratie, et que cet auteur nomme le régime populaire, est le régime « où tous décident de tout »4, le premier problème qui ressortit à l’anthropologie philosophique est celui de l’égalité existant entre les individus classés comme « citoyens ».
Le deuxième problème est celui de l’identité du peuple formé des citoyens et qui, d’une compréhension fermée sur un sexe, un âge, une classe sociale, voire une race, s’ouvre à ceux qui en étaient exclus, ce qui conduit à opposer une démocratie close à une démocratie ouverte.
Le troisième problème est celui de la mobilité sociale du pouvoir et du commandement qui, d’un ancrage héréditaire, se déplacent entre les groupes composant le peuple : lignages, âges, sexes, classes sociales, ethnies, églises, partis.
Quatrième problème : le rituel qui assure le renouvellement de cette mobilité et dont les formes vont de l’assemblée au suffrage universel.
Est à considérer enfin, cinquième et dernier problème, la dialectique entre la forme et la réalité vivante, forme dans laquelle se reproduisent avant de s’accomplir en réalité vivante mainte démocratie, telle La démocratie(bourgeoise) sans les femmes dont parle Mme Christine Fauré à propos du libéralisme en France du xvie au xxe siècle5, telles les démocraties populaires – ô la notion métisse des descendants barbares pour les Grecs et les Latins – dont on peut dire qu’elles ont été des démocraties sans les peuples.
Pourquoi une introduction par la voie des ancêtres fondateurs et des Pères de la nation ? Ancêtres et pères : deux notions sociologiques à connotation génétique et lignagère, contradictoires avec la réalité sociale qu’elles prétendent engendrer, incomplètes, au surplus, car père, pourquoi pas mère, ou père et mère ? Pour moi, elles désignent non seulement des personnages, mais encore des repères historiques, des signifiants de groupes sociaux (générations, ethnies, classes), des fonctions sociales, selon une logique qui est celle, non pas de Hegel dans lesLeçons sur la philosophie de l’histoire, mais de Marx dans Le Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Dans ce texte classique, outre la relation de l’acteur social à la structure de classes de la société historique qu’il établit, à travers l’apparition d’une figure impériale, Karl Marx souligne le poids que la culture – ici désignée tradition – exerce sur les acteurs sociaux, principalement dans les temps de mutation accélérée.
Ces notions d’ancêtre et de père soulèvent du moins trois questions : les ancêtres sont-ils, suivant une opinion répandue chez beaucoup d’historiens et anthropologues africains, les grands-pères de la nation ? Sont-ils initiateurs de la démocratie, selon le paradoxe emprunté à Tocqueville par Durkheim qui veut que « la montée de la démocratie [soit] continue depuis le commencement de l’histoire […] et que, relativement à la féodalité, la monarchie française de l’Ancien Régime [soit] « un gouvernement démocratique » »6 ? Sont-ils innocents dans la faillite de la démocratie en Afrique nubienne contemporaine ?
L’objet de notre propos est d’examiner les modalités et la légitimité de la reprise idéologique de la figure des ancêtres fondateurs par les leaders politiques africains, héros de l’indépendance.
Ce propos articulera quatre moments. Dans le premier, je propose quelques éléments d’une théorie de la fondation. Dans le deuxième, j’entends montrer que les ancêtres fondateurs, pris dans une modernité régionale et partielle, produisent des sociétés à hiérarchies données comme naturelles et sacrées, qui ne sontnations que par homonymie, au seul sens de communauté de descendance ou de communauté culturelle et où la démocratie apparaît comme un système partial, limité et limitant, qui justifie l’esclavage. Le troisième moment met en scène, dans le cadre de la modernité mondiale les Pères de la nation en tant que communauté politique ; ceux-ci produisent des sociétés organiques, dans le mouvement contradictoire par lequel ils mettent sur pied les institutions formelles de la démocratie ouverte, fondée sur la liberté individuelle. Le quatrième moment examine le parricide qui, de sa forme militaire à sa forme civile et populaire, ouvre aujourd’hui les voies de la société contractuelle et de la démocratie réelle. Ce moment s’intéresse donc à ce qui n’est encore que promesse, enjeu et essai.
Considérons maintenant le premier moment, c’est-à-dire les éléments de la théorie de la fondation.
Éléments d’une théorie de la fondation
De la fondation7
Action par laquelle vient au monde quelque chose de radicalement nouveau, la fondation suppose un ou des fondateurs et un sol. Elle consiste ensuite en un processus qui produit un objet.
S’agissant des sociétés humaines, trois éléments composent ce sol. Il y a d’abord, primordial, le peuple. Il y a ensuite l’espace-temps dans lequel a lieu le processus de fondation ; dans la mesure où la modernité désigne l’avènement de la nouveauté dans les rapports globaux au monde, je distinguerai les modernités partielles, régionales, du passé, de la modernité mondiale, propre à l’existence œcuménique de l’Homo sapiens8. Il y a enfin les enjeux de tous ordres qui déterminent la nature de la fondation : enjeux existentiels concernant la survie, enjeux économiques touchant l’autosuffisance alimentaire et la sécurité écologique du groupe, enjeux politiques qui se rapportent à l’indépendance de ce groupe, etc.
Le fondateur, principal agent, est un personnage individuel ou collectif, qui peut se présenter au moins sous trois figures simples : l’auteur, géniteur ou génitrice d’un lignage ou d’un clan, l’organisateur, héros proprement politique, conducteur de village ou chef d’État, qui unifie une multitude hétérogène et l’inventeur culturel qui innove sur le plan technique, artistique ou symbolique. Mais ces figures simples peuvent se composer pour donner des modèles complexes, notamment celui de l’organisateur qui, en même temps qu’il est géniteur, manifeste des talents d’inventeur. Enfin, le fondateur exerce son activité dans deux espaces : l’espace du mythe et celui de l’histoire.
En tant que processus, la fondation comporte en premier lieu une rupture d’avec le sol au sens défini ci-dessus. Cette rupture ne va pas sans quelque violence avec la société ancienne, ses croyances et ses valeurs, et entraîne destructions et sacrifices. Tel est l’exode ou l’émigration qui oppose un ici et un là-bas, telle est la conversion qui distingue le bien et le mal, telle est la révolution qui sépare un avant d’un après.
En deuxième lieu, le processus de fondation comporte l’institution d’une réalité autre sous des formes diverses, dont nous allons voir le contenu et s’identifie elle-même à l’innovation ou à l’appropriation d’éléments étrangers. Selon le concept que j’emprunte à Hegel9, l’appropriation que commande le besoin s’analyse en trois moments : le premier, l’internalisation, fait de ce qui est externe ou étranger quelque chose d’interne ; le deuxième, l’assimilation, intègre ce qui est interne à la substance ; dans le troisième, la reproduction, l’autre chose qui résulte de la transformation est une identité réactualisée et créatrice. Sol, fondateur, rupture et institution avec leurs procédures rituelles, voilà des cadres sociaux qui s’imposent entre autres à toute fondation, à la manière des « lois » socioculturelles. Qu’on se rappelle dans La Cité antique les divers rites qui, selon Fustel de Coulanges, structurent la fondation de toutes les villes grecques et latines.
En troisième lieu, la succession d’un processus de fondation y met fin en même temps qu’elle la détermine.
Si telle est la fondation, en quoi consiste donc son objet ?
L’objet de la fondation
Cet objet se situe à deux niveaux. Au niveau élémentaire de la société et de la culture, c’est, portant un nom propre de fondateur, le clan, le village, la ville, c’est le culte, la technique, le savoir, l’art. Au niveau global ce sont, du point de vue économique, la société villageoise avec sa population dispersée et ses échanges non marchands, et la société urbaine avec sa population concentrée et ses échanges marchands ; ce sont, du point de vue politique, la société monarchique avec son État de classes ou ses ordres, son pouvoir héréditaire et la société nationale, concept de sociologie politique, avec l’État de classes et le pouvoir démocratique. La société nationale peut se présenter sous deux variantes distinguées en des termes différents par É. Durkheim et F. Tönnies : la société organique et la société contractuelle, la première reposant sur la contrainte, la loi de l’unité absolue et l’unanimisme, la seconde sur la liberté, la contradiction et la négociation.
Maintenant que se trouvent en place certains éléments théoriques de la fondation, interrogeons la figure des ancêtres fondateurs, celle du mythe, le démiurge, ingénieur de la cosmogenèse et missionnaire de Dieu, celle de l’histoire, le politique, maître du monde et maître de l’histoire.
Les ancêtres fondateurs
Les démiurges, ingénieurs de la cosmogenèse et missionnaires de Dieu
Du monde comme plérome les mythes, de façon plurivoque, racontent une histoire, soit étrangère à toute création (Bassuto d’Afrique australe), soit déroulée à partir d’un vide autocréateur (Bambara du Mali), soit issue de l’action de Dieu (Dogon, également du Mali), une histoire de l’interaction de l’esprit, de la parole et de la matière, une histoire qui connaît ses ratés et admet l’intervention humaine (Abure de Côte d’Ivoire), une histoire progressive où l’humanité, dernière née après la pierre et le génie, évolue d’un monde à l’autre vers plus de richesse ontologique, plus de beauté-bonté.
Les démiurges, personnages divins, apparaissent dans un paysage de type préhistorique, associés à la culture du feu et de la poterie, à l’agriculture itinérante et aux outils de chasse. Ils se divisent en deux catégories : dans l’une, ceux qui, à la manière d’ingénieurs des travaux, secondent Dieu l’architecte dans sa création du monde, de l’homme et de la société (Odudwa et Orisha-Nla chez les Yoruba de l’Afrique occidentale) ; dans l’autre, ceux qui ne participent qu’à l’organisation de la société (Kintu du Boganda ou Gikuyu et ses frères en Afrique orientale, Woot, chez les Kuba et les Lele en Afrique centrale).
Pour mettre au monde la société, les démiurges d’abord émigrent, chargés de mission, du ciel sur la terre, de la montagne vers la plaine, d’un ailleurs indéterminé vers la cité-mère ; ensuite ils organisent la société en opérant par couples ou par groupes et en nouant des alliances avec les autochtones. Les Nommo se prolongent dans les huit patrilignages dogon. Gikuyu et son épouse Moombi marient leurs neuf filles à des inconnus pour assurer leur postérité et peupler le pays. Enfin, héros culturels, les démiurges pourvoient les humains en toutes les ressources nécessaires à la reproduction sociale : parole, outils, techniques et cultes. En apportant aux humains les noix de palmier qui donneront l’huile, les arbres qui donneront la végétation et le bois, Odudwa leur assure en même temps la pluie, c’est-à-dire l’environnement propice à la vie
La finalité de la société ainsi fondée se résume en une catégorie philosophique, c’est la santé, force vitale et bien-être dans la relation des humains à leur corps et à leur esprit, à leur parentèle, à la société globale et à l’environnement naturel. Pluie et fertilité de la terre, fécondité et population, prospérité et liberté, paix individuelle et paix sociale, toutes ces béatitudes constituent les conditions de cette santé.
Le résultat, ce qu’on a nommé nation au premier sens, ce sont ici les ethnies dont les démiurges sont les géniteurs. Dans ces nations, l’ordre et les fonctions des lignages deviennent sacrés et immuables parce que les démiurges, leurs ancêtres, en sont les garants dans le panthéon.
Quand on passe du mythe à l’histoire, les politiques jouent le rôle, pour ainsi dire, de démiurges séculiers dans le cadre, d’une part, de la modernité régionale en tant que maîtres du monde et, d’autre part, de la modernité mondiale en tant que maîtres de l’histoire.
Les politiques, maîtres du monde
Par politiques, j’entends les fondés de pouvoir sur la communauté humaine, « gens de pouvoir », comme le diraient les Mossi et les Dida, par opposition aux « gens de la terre », les fondés de pouvoir sur les conditions matérielles et religieuses de la vie sociale. Sous la notion de maître, on identifie le seigneur dans l’ordre du savoir, le seigneur dans l’ordre technique et le seigneur dans l’ordre politique. Dans des économies encore relativement isolées, mais de plus en plus différenciées, les politiques fondent, suivant des modalités diverses, des sociétés à hiérarchies statutaires qui ne sont des nations qu’en un sens culturel.
Il y a quatre principales figures de politiques : le politique fondateur de village lignager, le fondateur d’une société à classes d’âge, le fondateur d’un État politico-militaire supra-lignager et supra-ethnique, et le fondateur d’un État politico-religieux.
Agriculteur, chasseur, éleveur ou pêcheur, en rupture de parenté ou en quête d’un territoire propice, le premier fonde son nouvel établissement, loin de son village natal, en s’alliant à des autochtones et à des compatriotes de seconde migration. Dans un espace agité par les guerres, le deuxième invente la classe d’âge comme un appareil de défense du pâturage, du territoire de chasse ou de pêche. Un contexte similaire détermine les hommes de courage, émigrés parfois, à construire une armée de métier, puissamment équipée, qui leur sert d’instrument de conquête et d’exercice du pouvoir impérial (Kongolo, roi Luba d’Afrique centrale, xve-xvie siècle, Oséi Tutu, asantehene en Afrique occidentale,xviiie siècle, Chaka, chef zulu d’Afrique australe, xixe siècle). Par la force ou la succession, le quatrième met en place, en tant que réformateur, un nouvel ordre au plan administratif (Ngoi Senza, roi décentralisateur luba, xviie siècle), au plan religieux (Othman Dan Fodio, shehu peul d’Afrique occidentale, xixe siècle) ou au plan socio-culturel (Zara-Yacob, souverain éthiopien du xive siècle, Shamba Bolongogo, roi kuba d’Afrique centrale, xvie siècle).
Les théoriciens contemporains de la démocratie repèrent l’existence de la démocratie, entre autres, à un caractère essentiel : la participation institutionnalisée du peuple à la vie publique. Or il y a cinq actes dans la participation : la prise de part à l’assemblée, à la parole, à la décision, à l’exécution de la décision et au contrôle.
Dans le premier cas, il est des villages plurilignagers où le peuple participe effectivement au choix du primus inter pares, sur une base consensuelle,reconnaissant ainsi la place prééminente, en ressources matérielles et intellectuelles d’un individu, fût-il un esclave. Tel est le cas de la société paysanne bété dans la Côte d’Ivoire précoloniale, tel le cas de certaines sociétés de chasseurs pygmées. Dans le deuxième cas, « tous décident de tout » en assemblée de jeunes, adultes et vieux, mais selon une modalité particulière : la direction du pouvoir est assurée par rotation, selon une des figures de la typologie d’Aristote. Tel est le système des classes d’âges chez les agriculteurs-pêcheurs ébrié (Côte d’Ivoire) et les agriculteurs gykuyu (Kenya).
Il y a cependant trois limites principales au plein développement d’unedémocratie dans ces systèmes fermés : la première, c’est que la notion politique de peuple est limitative comme chez les Grecs du ve siècle av. J.-C., dans la cité des petits paysans où ne sont citoyens que les hommes libres adultes, ce qui exclut les femmes, les jeunes et les esclaves ; la deuxième c’est que, dans la rotation, ce sont les plus âgés qui finissent par détenir la direction des affaires publiques, dont ils deviennent des conditions de fonctionnement ; la troisième, c’est que la richesse individuelle fait courir un risque à la liberté d’opinion et à la décision du peuple ; le quatrième, c’est que cette participation, dans la plupart des sociétés villageoises, gravite autour de la chefferie héréditaire des « gens de la terre ».
Si nous considérons les sociétés à État où inégalité et exclusion sont plus accusées, cette participation se révèle encore plus limitée. Voyons l’origine et la nature du pouvoir : les chefs, sauf exception, proviennent des aristocraties foncières, guerrières, intellectuelles. Qu’ils conquièrent le pouvoir par la force ou le recueillent par succession, ils l’accaparent sans limite de temps (vingt-quatre ans en moyenne chez les Mogho Naba Mossi sur trente-cinq générations), ils l’exercent en famille et le rendent héréditaire. Tels sont Soundiata Keïta, mansarestaurateur du Mali, xiiie siècle, Isingoma Mpuga Rukidi du Bunyoro, xve siècle, tels Ali Ghaji, mai fondateur du deuxième empire Kanuri et nanan Abra Poku, fondatrice du royaume baule de Sakassu, xviiie siècle. Dire qu’ils sont maîtres du monde, au sens de la cosmogonie locale ou régionale, cela signifie plusieurs choses : des rois-dieux, au pouvoir sacré, des rois-soleils, pères ou fils de l’astre, associés aux esprits de la nature et sources d’énergie, parfois des rois-prêtres, sacrificateurs, toujours forces personnifiées, dispensateurs de force vitale, personnages en symbiose avec le pays, personnages dont la santé s’identifie à celle du pays et dont tout affaiblissement exige sacrifice de régénération, sinon mise à mort rituelle.
Voyons aussi le fonctionnement de l’État. Certes, une division du travail existe, institutionnalisée, d’une part, entre le roi, chef de l’État, le conducteur de la guerre et le grand prêtre, d’autre part, entre la face masculine (le roi) et la face féminine (la reine-mère ou la reine-sœur) du pouvoir. Mais si les États unifient diverses ethnies sous la même loi et la même langue officielle pour former des nations en un sens culturel, si par la décentralisation administrative, les ethnies ont leur originalité relativement respectée et leur environnement naturel préservé pour la santé du groupe dans son sens large, le conseil du roi ne se compose que de nobles, de la reine-mère et d’esclaves de cour ; enfin si les classes inférieures ont accès au roi dans les audiences publiques à titre individuel, une seule occasion les rassemble pour la simple consultation, ce sont les crises. Rigides, en effet, les oppositions de condition sociale (entre hommes libres et esclaves), de condition économique (entre personnes non castées et personnes castées), de naissance (entre chefs et peuple).
À ces hiérarchies données pour naturelles et sacralisées des sociétés ancestrales, les Pères de la nation opposent la stratification, construite dans l’histoire de l’économie-monde, des sociétés organiques.
Les Pères de la nation
C’est dans le cadre de la modernité mondiale, imposée par la colonisation européenne et l’économie capitaliste, c’est à l’ère et dans l’aire de la démocratie que surgissent les Pères de la nation. Sont ainsi nommés les leaders qui ont acquis l’indépendance de leur pays et fondé la nation comme communauté politique des personnes libres et égales en droit : Washington, Gandhi, Bourguiba. En nous focalisant sur des individualités, n’oublions pas que le fondateur réel présente ou une figure binaire (Lumumba-Kasavubu du Congo-Kinshasa, actuel Zaïre, Ruben Um Nyobé-Amadu Ahidjo du Cameroun) ou une figure ternaire (H. Maga-S.M. Apithy-T. Ahomadegbe du Dahomey, actuel Bénin), ou une figure quaternaire (N. Azikiwe-A. Tafawa Balewa-Obafemi-Awolo-A. Bello du Nigeria). Deux moments réalisent chaque figure : le moment du devenir-père et le moment du père de la nation comme maître de l’histoire.
Le devenir-père
Les biographies et autobiographies articulent trois phases qui mènent le cadet social au statut d’aîné. Je nomme la première phase : la naissance légendaire. Les futurs leaders naissent tous, sauf exception, sous le régime colonial : le premier groupe entre 1890 et 1910 (J. Kenyatta, 1893 ; F. Houphouët-Boigny, 1905 ; K. N’Krumah, 1909), le deuxième, le plus nombreux, entre 1910 et 1930 (T. Balewa, 1912 ; M. Keita, 1915 ; J. K. Nyerere et A. Cabral, 1921 ; Sekou Touré, 1922 ; P. E. Lumumba, 1925), le troisième, après 1930 (Samora Machel, 1933). Les faits réels de leur naissance (origine aristocratique et bourgeoise, exceptionnellement roturière chez Tafawa Balewa ou Lumumba, enfance, traits de caractère, tels la forte tête et le sacerdoce manqué de L. S. Senghor, événements de vie, tels la mort de son oncle et la succession à la chefferie échue au jeune Félix Houphouët…), ces faits réels, dis-je, sont mis en perspective téléologique comme signes d’une prédestination selon le modèle ancestral.
La deuxième phase s’identifie à l’initiation. C’est d’abord l’initiation es traditions africaines dont Jomo Kenyatta est passé maître, initiation attestée chez d’autres (F. Houphouët, F. Tombalbaye) et qui reste continue dans la lutte. C’est ensuite l’assimilation des pratiques de la modernité urbaine à travers la vie syndicale et l’activité de presse (J. Kenyatta, A. Azikiwe, P. E. Lumumba). C’est enfin l’introduction à la tradition révolutionnaire. Dans l’empire français, les écoliers, sous la conduite de mystagogues, acquièrent la compréhension des symboles de la révolution (les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau tricolore), les gestes (marche militaire et salut aux couleurs) et l’idéologie des chants patriotiques. Adolescents, ils s’approprient les héros de 1789, un Robespierre et un Danton, parallèlement aux prophètes de l’Ancien Testament et aux successeurs du Prophète selon le Coran. Adultes, sur le mode militant, en même temps qu’ils accèdent à la formation marxiste pour les syndicalistes comme S. Touré, ils intègrent 1789 aux autres révolutions antérieures et postérieures, ils maîtrisent le vocabulaire, la gestualité et la discipline du révolutionnaire. Un nom nouveau qui couronne l’initiation advient dans la troisième phase, elle-même composée de moments : la phase de l’héroïsation en tant que processus de surhumanisation ou de transcendance.
Au premier moment de cette phase, la création d’un parti politique, premier acte politique, érige le cadet social en un aîné d’aînés, émigré de son lignage et de son ethnie, médiateur entre les ethnies, contre-pouvoir du gouverneur colonial : le chef d’une organisation pan-ethnique. Cette création, pour des leaders qui privilégient le lien génétique au père ou à la mère, est proprement un acte de paternité, une procréation. « Mon parti », écrit Kwamé N’Krumah10du Convention People Party, cela signifie : parti dont il est membre, certes, mais d’abord parti qui est son fils et sa propriété.
La majorité des partis créés à cette époque, souvent comme des greffes de partis métropolitains, constituent le moment hégélien de l’internalisation. Ces partis affichent une double vocation : unité et nation. Les rares partis dits démocratiques (le Kenya African Démocratie Union du Kenya, et le Rassemblement démocratique africain d’Afrique noire française [aof-aef]) sauf à Madagascar, prétendent à une émancipation limitée dans le cadre impérial réaménagé : Commonwealth ou Communauté. Exceptionnelles étaient alors les théories indigènes de la démocratie.
Constitue le deuxième moment de l’héroïsation l’épreuve de la prison politique. Expérience de déchéance physique, morale et sociale que plusieurs (Kenyatta, N’Krumah, Kasavubu, Lumumba) vivent dès les premières révoltes des partisans et qu’évoque bien P. E. Lumumba, l’emprisonnement opère une sorte de transubstantiation de la personnalité et de l’image politique, il consacre lé sacrifié qui symboliquement meurt avec les malfrats et renaît, suivant l’analogie chrétienne, comme un futur sauveur, victorieux de et dans la mort, parce qu’appelé de la prison par l’État colonial, soit à la table de négociation (cas de Lumumba), soit au gouvernement (cas de K. N’Krumah).
Troisième moment d’héroïsation : l’institution du stratège. La prise de maquis et la lutte armée font des jeunes chefs de parti des chefs de guerre, praticiens et/ou théoriciens de l’activité militaire, des stratèges (Um Nyobe, Mugabe et N’Komo, A. Cabral, Mondlane, A. Neto). D’autres, sans forces armées, s’identifient aux guerriers et se donnent également des surnoms militaires : Boigny = le Bélier (Houphouët), Katakye = le Vaillant ou Osagyefo = le Victorieux (N’Krumah), le Combattant suprême (S. Touré). Au quatrième moment, l’accumulation des savoirs au plus haut degré estimé – savoir technique, savoir théorique, art socio-politique – confère au héros l’auréole de la sagesse. Tel est le statut du mwalimu,l’Enseignant (J. Nyerere), du mzeé, le Vénérable (J. Kenyatta), du Vieux ou Sage(F. Houphouët-Boigny). Le cinquième et ultime moment, second acte d’engendrement dont le parti est le moyen, c’est la conquête formelle de l’indépendance qui accomplit le héros prométhéen comme libérateur, père consacré.
Les Pères de la nation, maîtres de l’histoire
Entre l’apothéose d’un Solon ou d’un Bolivar, qui préfère la gloire de fonder un nouvel ordre sociétal sans exercer le pouvoir et l’exercice effectif du pouvoir d’État, les Pères de la nation choisissent tous la seconde voie. Ils s’instituent ainsi maîtres de la sociogenèse. Or, sauf exception, le modèle dominant de cette sociogenèse est de type mécanique, la mise en œuvre en est régie par un esprit de conquête plus que de négociation dans l’acception philosophique de ces notions, en tant qu’elles désignent aussi bien les rapports internes à la société que les rapports entre sociétés et les rapports technico-symboliques entre la société humaine et l’environnement ; le résultat, contradictoire et malheureux, atteste l’inadaptation du modèle à la réalité sociale et l’impossible et illusoire maîtrise de l’histoire.
Quatre figures de pères sont identifiables : le Père de la nation comme opérateur de la modernisation correspondant au modèle non-mécanique (L. S. Senghor, N. Azikiwe, Tafawa Balewa, S. Olympio), le Père de la nation comme incarnation des ancêtres fondateurs de type politico-religieux (J. Kenyatta, Kamuzu Banda, F. Houphouët-Boigny), le Père de la nation comme régression vers les ancêtres fondateurs de type politico-militaire (K. N’Krumah, A. S. Touré, M. Obote, Macias Nguema…), le Père de la nation comme type mixte fluctuant entre régression et modernisation globale (J. K. Nyerere, Kenneth Kaunda).
Le modèle dominant suppose un monocentrisme absolu (un seul chef toujours), l’unité de moyen (un parti, une idéologie), l’unité de fin (une nation harmonieuse). Malgré le et à cause du parti, le centre et la maîtrise sont envisagés en un sens non pas collectif mais individuel. Réalise cet objectif la concentration des fonctions ; président et du parti et de la République et du conseil de gouvernement, le chef de l’État est en même temps le chef suprême des armées, parfois ministre de la Défense. Unité des fonctions cardinales, le Père de la nation devient ainsi le grand géniteur, l’origine absolue. Il n’y a pas personnalisation d’un pouvoir extérieur à lui ; bien au contraire, tous les pouvoirs des acteurs économiques, sociaux, idéologiques, politiques, au sens littéral, émanent de lui comme les enfants d’un père ; tout de la nouvelle société provient de lui comme tout de l’univers provient du dieu Ngaï selon les Gykuyu du Kenya. De là cette équation du chef de l’État ghanéen qui appartient en droit à tous les chefs : « le Ghana est N’Krumah, N’Krumah est le Ghana ».
De là aussi résultent les caractéristiques des deux modalités de la mise en œuvre du modèle : le discours d’une part, et le développement comme action et processus de transformation sociétale dans le cadre de la modernité mondiale et résultat de cette action, d’autre part.
Le discours fondateur, structure idéologique efficace, est le monopole du maître, celui qui sait : seul il connaît les fins, la voie et les moyens. Les discours de A. Sékou Touré constituent la somme philosophico-politique du Parti démocratique de Guinée (section du Rassemblement démocratique africain), littérature principale, sinon unique des Guinéens en Guinée de 1958 à 1984. Monopole du maître en tant que seigneur dans l’ordre du savoir, le discours s’inspire généralement d’une idéologie empruntée, forme de l’internalisation hégélienne : matérialisme dialectique et matérialisme historique (K. N’Krumah, A. Sekou Touré), socialisme africain (L. Sedar Senghor, J. K. Nyerere), libéralisme économique (J. Kenyatta, F. Houphouët-Boigny)…
Le discours est omnidimensionnel, révélant le chef, tour à tour architecte de la construction nationale, stratège conduisant la guerre contre le sous-développement, pédagogue enseignant les valeurs cardinales d’unité, de travail, de paix et d’harmonie, poète chantant et l’amour et l’Afrique, justicier hiérarchisant les peines et les récompenses, voire prophète annonçant l’âge d’or. Omnidimensionnel, le discours se veut omniscient.
Ici, la sagesse confond sur le mode précritique idéologie, philosophie et science. Leur autonomie niée, les sciences n’ont qu’une valeur spéculative. À l’idéologie le primat et le règne ; c’est ainsi que, malgré les économistes de toute la terre savante, le maître africain enseigne la seule économie qui vaille la peine, l’économie selon les prescriptions politiques, et contraint les gestionnaires à construire celle-ci sur ordre.
L’objet parfait du discours, c’est la société définie en termes génétique, domestique, esthétique et religieux. Ces termes, c’est la famille ou la maison, c’est la communauté ou la commune au sein de laquelle règnent l’harmonie, métaphore musicale d’où toute dissonance est exilée, et la communion, acte rituel de participation où toute identité individuelle est abolie.
Pour obtenir l’unité de moyens nécessaires à l’action, les idéologies, on le sait, ont servi la même stratégie. Vient d’abord, sous forme d’entreprise répressive, l’institution du parti unique, suivant des mécanismes bien étudiés et, associées au parti, une confédération unique des syndicats, une association unique des femmes, une organisation propre de la jeunesse, la réduction par la force des tentatives autonomistes (Katanga, Twareg, Sanwi), l’invention ou la liquidation des complots pour éliminer les adversaires ou les concurrents. Vient ensuite l’édification de l’État par diversification de ses fonctions, par multiplication des régions et extension de l’administration, par modernisation et formation techniques. Vient enfin la subordination de l’État au parti, voire l’assimilation de l’un à l’autre ou l’assimilation de l’État au parti et au peuple comme en Guinée-Conakry.
L’action technique de développement que le maître comme administrateur suprême ordonne et que l’État « capitaliste ou socialiste », continuateur de l’État colonial, exécute, par médiateurs interposés, cette action est conduite dans un esprit de conquête et de domination de la société paysanne. En opposant les « développeurs », et les « objets du développement » que sont les choses, les rapports sociaux et les « développés », ces êtres humains connus a priori comme se développant eux-mêmes, elle implique la réification des acteurs appartenant aux classes inférieures.
Le premier aspect de cette agressivité réificatrice apparaît dans les projets de développement conçus par les experts es développement et mis en œuvre par les techniciens souvent contre les initiatives internes des classes inférieures, initiatives considérées comme des entreprises « réactionnaires », tournées vers le passé, des manières de rétrojets ; au service de ces projets sont mis divers instruments : les prélèvements abusifs effectués sur les recettes des exportations de produits agricoles, les nouveaux droits ad hoc créés dans les ordres civil, foncier, commercial…, l’appareil de l’État et le parti. Le deuxième aspect de cette agressivité se confond avec le prix des produits agricoles arbitrairement estimé et imposé aux producteurs par l’État. On nomme le troisième aspect de cette agressivité, les réalisations, d’un terme qui, dans son sens matériel, signifie aussi déréalisations. D’un côté, en effet, concentration des moyens de production, en particulier la terre plantée, aux mains d’une bourgeoisie en formation et expansion des infrastructures utiles à la modernisation économique ; de l’autre côté, destruction cruelle, massive et continue des vies humaines en même temps que destruction peut-être irréversible de l’environnement, comme on le voit au Kenya et en Côte d’Ivoire. Un quatrième aspect de cette agressivité est symbolique : c’est, d’une part, le déracinement culturel de populations déportées ou forcées à l’émigration afin de laisser place à l’industrie (barrages hydroélectriques d’Akossombo au Ghana et de Kossou en Côte d’Ivoire) et c’est, d’autre part, la destruction révolutionnaire des cultes et rites indigènes qui ouvre le passage moins à la rationalité scientifique qu’à d’autres religions estimées supérieures ou de bon aloi (Guinée-Conakry).
De telles violences, contre lesquelles les résistances paysannes n’ont jamais cessé, entraînent, outre le désespoir parfois, la stagnation, puis la baisse de la production agricole vivrière et l’importation massive de céréales, c’est-à-dire la dépendance alimentaire.
Le résultat : sous des catégories vagues, impropres ou insolites – dictature, stalinisme, totalitarisme, « démocrature » – c’est une société organique. Ici règnent, autour du culte de la personnalité du chef, un unanimisme officiel, manifeste dans les proclamations et les écrits de la nomenklatura du parti unique, dans les applaudissements, l’obéissance ou le silence de la multitude. En fait, première contradiction, cet unanimisme apparent dépend d’une violence d’État, appuyée sur une force armée plus ou moins hypertrophiée et sur une police politique omniprésente et plénipotentiaire. Trahissent cette violence la fréquence des complots fictifs ou réels, les tribunaux d’exception et les prisons mémorables (Boiro en Guinée-Conakry, Assabou en Côte d’Ivoire, Bongor au Tchad…), toutes choses dont les organisations humanitaires ont dénoncé les ravages. Si le chiffre des morts reste encore incommensurable, faute de conditions idéales d’enquête, quelques rescapés de ces prisons portent, à la manière dostoïevskienne, témoignage de toutes les formes et de tous les degrés de violation des droits de la personne. Après Prison d’Afrique, de Jean-Paul Alata, lisez d’Antoine Bangui-Rombaye, Prisonnier de Tombalbaye11.
Mais, à cette face pour soi du système politique, est associée, deuxième contradiction, une face pour autrui, sous forme d’institutions formelles de la démocratie ouverte : des constitutions, adoptées par référendum, garantissant les droits politiques, civiques, économiques et culturels, des corps constitués (assemblée, cour suprême, conseil économique et social), des associations de travailleurs, des élections périodiques…
En considérant globalement la société, on s’avise que la contradiction n’est pas seulement interne au système politique, elle réside à un troisième niveau, dans les rapports entre le système politique et la structure économique de la société. D’une part, en effet, les structures économiques, sociales et culturelles du monde paysan ne sont pas totalement mortes. D’autre part et en même temps, de nouveaux rapports de classes s’instaurent dans la société dans son ensemble, contradictoirement avec l’unité idéologique et politique affichée (dont les contenus varient selon les groupes). Cette division économique et sociale porte témoignage que le modèle mécanique de la sociogenèse reste inadapté à une société plurielle par nature et qu’en conséquence la maîtrise de son histoire avec cet outil est une illusion. Tel est l’enseignement que livrent les différentes formes de parricide.
Le parricide : nature, formes, évolution
Une rupture d’ordre religieux, moral et socio-politique
Quelques États où la succession a été régulière ont ignoré le parricide : Gabon (1967), Kenya (1978), Sénégal (1980), Cameroun (1982), Tanzanie. Acte de mise à mort politique qui évince le père du pouvoir plutôt que de le détruire, le parricide achève pour soi et inaugure pour autrui une révolution culturelle introduite sous forme de subversion violente dans la mentalité et dans l’institution. Deux aspects essentiels le constituent : la destitution ou l’usurpation, l’emprisonnement ou l’exil du Père de la nation.
On pourrait ici étudier de la même manière que précédemment le devenir-parricide et le processus d’héroïsation qui fait du parricide un libérateur du peuple par rapport au père libérateur d’hier devenu aujourd’hui oppresseur. Ce processus est d’ordre religieux et moral, avant d’être politique et social. En effet, au plan religieux, le père, source et garant de la parenté, a racine dans le mythe. On ne le regarde pas dans les yeux, on ne lui parle pas à haute voix. C’est à peine si on le nomme. D’un coup, voilà que le candidat au parricide le regarde dans les yeux, le nomme, lui parle avec insolence. Il y a destruction de l’image et de la distance, il y a démythification et désacralisation. Au plan éthique, la mort du père est l’autonomie radicale du fils, l’aînesse absolue du cadet. Mais la mort provoquée, c’est la prise d’une autonomie ensanglantée, accession à une aînesse souillée du sang paternel. Enfin, par cette mort, où il ravale le père au rang du commun, le fils coopère à l’entreprise de démocratisation. Entreprise qui s’apparente à celle des sorciers, le parricide valorise le guerrier et fait de lui un stratège qui affronte et gagne une grande bataille. Tel est le processus qui inaugure la séparation de la parenté et de l’ordre politique, la séparation de l’ethnie et de la nation.
Le parricide dont beaucoup de pères de la nation nubienne ont été l’objet revêt deux principales formes, étalées dans le temps : la forme militaire qui, avec ses avatars et sauf exception, reste sans issue pour la démocratie, et la forme civile et populaire qui ouvre de nouvelles perspectives à la démocratie, malgré les résistances.
Le parricide militaire
Si l’armée, la première et très tôt, a arraché le pouvoir à des Pères fondateurs, parfois dans le sang (Nigeria, Congo-Kinshasa, Tchad), elle a procédé elle-même, selon deux modalités : il y a, d’une part, véritable complot et entreprise de nuit, le parricide direct, exécuté sur les pères eux-mêmes, il y a, d’autre part, entreprise de jour, le parricide indirect, que constituent les luttes armées de libération conduites par d’autres militaires contre les militaires parricides qui continuent la politique ou l’héritage des pères ; cette seconde modalité se nomme proprement le fratricide.
Le parricide direct comme entreprise de nuit : les coups d’État
Des travaux relatifs aux coups d’État – phénomène de société étranger à la pathologie – qui ont affecté soixante-dix fois plus de trente États, ressortent quelques faits concordants. Les premiers auteurs de parricide appartiennent généralement à la hiérarchie de l’armée. Ce sont des généraux d’armée (Soglo, 1963 ; Ankrah, Ironsi, 1966 ; Ramanantsoa, 1972 ; Odingar, 1975), des généraux de corps d’armée (Abboud, 1958 ; Mobutu, 1965), des généraux de division (Bodjolé, 1963 ; Blake, 1967 ; Habyali-mana, 1973), des colonels et lieutenants-colonels (Bokassa, Lamizana, 1966 ; Eyadema, 1967 ; S. Kountché, 1974), exceptionnellement des capitaines (Micombero, 1966 ; Yoro Diakité, 1968) et des lieutenants (Moussa Traoré, M. Ngouabi, 1968). Généralement, les acteurs opèrent la nuit et se déclarent à l’aube. Que ces coups d’État s’expliquent ou se justifient par des intérêts corporatistes, par des conflits de classes ou par des conflits de groupes ethniques et régionaux, leurs objectifs déclarés se résument principalement à la libération et à l’unité nationales (Soudan, 1958 ; Dahomey, 1963 ; Congo-Kinshasa, 1965 ; Sierra-Leone, 1967 ; Mali, 1968 ; Tchad, 1975), à la résolution de la crise économique et sociale (Soudan, 1958), exceptionnellement à la révolution (Somalie, 1969). En même temps, les auteurs affichent leur intention de limiter dans la durée la prise de pouvoir. La sauvegarde de la démocratie est un objectif statistiquement infime (Haute-Volta, Ghana, 1966 ; Mali, 1968 ; Ouganda, 1971). Le fait est que s’est vite dessinée une tendance contraire à la démocratie et que de provisoire le pouvoir s’est mué en pouvoir perpétuel.
Le fait est d’abord que le chef de la junte tente de s’approprier le succès de l’entreprise comme s’il en était l’unique géniteur (Moussa Traoré, Mali). Ensuite, non seulement le pouvoir gouvernemental échoit pour l’essentiel aux militaires, mais encore il est concentré entre les mains du chef de la junte qui ne dispose pas moins de quatre postes majeurs comme on le voit chez le lieutenant-colonel Idi Amin Dada et le général Malloum. Président du Conseil militaire de libération nationale (cmln), chef de l’État, chef de gouvernement, le lieutenant Moussa Traoré est aussi ministre des Affaires étrangères en 1969 ; en 1973, Bokassa, président à vie et du parti mesan (Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique noire) et de la République, cumule quatorze postes. Enfin vient le monopartisme imposé, sous un règne excessif qui atteint vingt-cinq ans avec Mobutu (Zaïre, Mali, Somalie, République centrafricaine), c’est-à-dire la réinstallation dans la logique des Pères de la nation comme par une sorte d’hérédité sociologique ; l’effet extrême et monstrueux de cette logique est une formation hiérarchique, l’Empire centrafricain sous Bokassa Ier, celui-là même qui, à la prise de pouvoir, décrétait « l’abolition » des classes sociales et le règne de l’égalité.
Système organique continué et échec économique et social conduisent à une autre révolution interne à l’armée, de même nature que celle du parricide, la mise à mort des aînés par les cadets, le fratricide. Ouvre ce processus une deuxième génération d’officiers supérieurs : un général d’armée (Ziyad Barre, 1969), des colonels (Nemeiry, 1969 ; Achéampong, 1972), des lieutenants-colonels (Eyadema, 1967 ; Kouandété, 1969 ; Bagaza, 1976), des commandants (Kouandété, 1967…). Viennent une troisième, puis une quatrième génération d’officiers révoltés contre la permanence des mêmes rapports sociaux, l’impéritie et la corruption des aînés. Les contre-coups d’État, parfois sanglants (commandant Kérékou, 1972 ; capitaine Didier Ratsiraka, 1975 ; lieutenant-colonel M. Ould Haïdallah, 1980), coups d’État de plus en plus radicaux (lieutenant Rawlings, 1979, capitaine Sankara, 1983), à l’expérience, débouchent, dans leur ensemble, sur les mêmes résultats : reproduction de l’organicité politique, stratification économique et sociale accentuée, paupérisation étendue, inclination ou retour au régime constitutionnel formel.
Première modalité du parricide indirect ou fratricide s’identifiant aux mouvements de libération du peuple
Faute de pouvoir réussir des contre-coups d’État à l’intérieur, d’autres officiers, de l’extérieur ou à partir d’une province, entreprennent, à la tête d’organisations de volontaires, une lutte armée pour renverser le régime en place ou l’amener à négocier une transition à une formule démocratique réelle. Telles sont l’armée populaire de libération du Soudan (Sudanese People’s Liberation Army) et l’armée nationale de résistance de l’Ouganda (National Résistance Army) ; tels le Congrès de la Somalie unifiée (csu), et le Front patriotique rwandais (fpr).
Seconde modalité de parricide indirect ou fratricide
Les mouvements de libération nationale, renamo du Mozambique, unita de l’Angola, en poursuivant la lutte pour l’indépendance confisquée, avec l’appui de l’étranger, par les partis concurrents, frelimo et mpla12, aboutissent aujourd’hui à une formule de transition à la démocratie pluraliste.
De ces modalités de parricide organisées par les militaires se distinguent celles mises en œuvre par les citoyens sans armes en des mouvements de masse que je nomme parricide civil et populaire.
Le parricide civil et populaire
Aux coups d’État précédemment identifiés, des mouvements de masse avaient apporté un appui décisif dans le passé, simplement en les suscitant (Congo, 1963 ; Haute-Volta, 1966 ; Madagascar, 1972). Mais les soulèvements populaires de l’année 1990 contre les systèmes politiques organiques, contre les effets persistants de la crise économique et contre les programmes d’ajustement structurel produisent par leur ampleur des conséquences infinies.
En premier lieu, ils prennent la relève des mouvements insurrectionnels qui agitent l’Europe orientale, au point qu’on y a vu une imitation. C’est ignorer que les sociétés organiques, ici et là, sont bâties sur le même modèle, pour répondre aux mêmes préoccupations nationales et parfois sociales et que les mêmes contraintes internationales pèsent sur elles.
En deuxième lieu, toutes les régions d’Afrique nubienne en même temps ou presque se sont enflammées : Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, République centrafricaine, Zaïre, Zambie et Zimbabwe…
En troisième lieu, toutes les forces sociales se sont mises en mouvement. À l’avant-garde, parmi les cadets sociaux, les jeunes, étudiants, lycéens et collégiens, parfois écoliers. Forces contradictoires, prépondérantes du point de vue démographique, périphériques au sens économique, forces en voie de socialisation, condamnées pour beaucoup au chômage et à l’angoisse culturelle, les jeunes, continuant une tradition de lutte anticoloniale et postcoloniale, greffent leurs préoccupations sociales sur les préoccupations politiques des travailleurs, leurs parents. Du Zaïre au Mali, en passant par la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Niger, leur lutte reste soutenue. Ils sont parmi les premiers sacrifiés sur l’autel de la démocratie. Viennent ensuite, seconde catégorie de cadets sociaux, les femmes, exploitées absolues, majorité peu loquace ; en Côte d’Ivoire, au Niger, au Mali ou en Mauritanie, elles interviennent pour défendre aussi bien leurs époux et leurs enfants que leurs aspirations à une vie meilleure et leur propre idéal démocratique. Viennent enfin les syndicats d’enseignants et des autres travailleurs, en particulier les confédérations uniques de travailleurs en rupture de monopartisme, qui conduisent le changement au Bénin, au Congo, au Mali. Forces anomiques, il n’est pas jusqu’aux hommes de loi qui n’aient défilé à Bamako, aux hommes d’Église qui ne se soient solidarisés jusqu’au sacrifice (Kenya), voire aux hommes en uniforme (militaires, policiers, douaniers) qui n’aient suivi le mouvement (Côte d’Ivoire).
Deux formes de lutte ont été décisives. Faute de place significative dans les médias et les assemblées, les militants de la démocratie entreprennent l’occupation répétée, parfois avec barricades, de la rue, où le lumpen-prolétariat vient grossir les rangs des marcheurs et paralyser circulation et commerce, peut suivre ensuite l’usage de l’arme extrême des travailleurs, la grève illimitée. Parmi les derniers Pères fondateurs, les présidents F. Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) et Kenneth Kaunda (Zambie), ont connu de tels soulèvements populaires, au moins sous la première forme. L’effet immédiat de ces événements est la déconstruction de la société organique. Déconstruction politique d’abord : par une révolution culturelle inachevée, plus difficile avec l’âge, les chefs se résolvent à l’abandon des dogmes du parti unique et/ou du marxisme-léninisme et se convertissent à une nouvelle idéologie. Le parti unique éclate en une floraison de partis ; en mai 1990, douze partis au Togo, quarante en Côte d’Ivoire, soixante-sept au Congo, cent au Zaïre. Ce sont partout des partis autochtones, qui correspondent au moment hégélien de l’assimilation. Au contraire de l’époque coloniale, la majorité de ces partis, leurs sigles le déclarent, se donne pour fin expresse la réalisation de la démocratie en leur sein et dans la société. Déconstruction sociale ensuite : les confédérations syndicales uniques jusqu’alors sous tutelle politique éclatent, quand elles n’ont pas adhéré au changement (l’Union générale des travailleurs de Côte d’Ivoire), les syndicats prennent leur autonomie relativement à la confédération unique ou se multiplient dans le fait ; des associations indépendantes de femmes se créent (Mali, Côte d’Ivoire) ; se multiplient les Ligues nationales des droits de l’homme (sept en 1988-89) et les organisations non gouvernementales. Déconstruction culturelle enfin : là où régnait l’univocité de la presse, voici aujourd’hui plurivocité. Dans le même temps, naissent des radios libres et des nouveaux projets d’université libre (Côte d’Ivoire).
Or qui dit déconstruction des anciens rapports sociaux dit construction dans le même temps de nouveaux rapports, prémisses de la future société contractuelle. Deux voies politiques complémentaires y conduisent : c’est l’élection pluraliste et c’est ce qu’on nomme la conférence nationale.
Dans l’élection pluraliste, les maîtres de l’histoire autant que leurs successeurs poursuivent une révolution commencée, mais dont l’issue reste ambivalente. Ou bien le maître perd, et voilà consommée sa mort rituelle ; s’il accepte, il concourt à fonder la démocratie. Tel est le destin d’un Aristides Pereira du Partido africano da independência de Cabo Verde, Père de la nation cap-verdienne, devant son concurrent Antonio Mascarenhas Monteiro du Movimento para democracia. Tel le destin de Pinto da Costa de São Tomé et Principe, face à son concurrent Miguel Trovoada. Mais tel est aussi le destin partagé par Mathieu Kérékou du Parti de la révolution populaire du Bénin, ancien chef d’État militaire de la République populaire du Bénin, face à son concurrent civil, Nicéphore Soglo.
Ou bien le maître gagne et le voici qui re-naît comme co-fondateur de la démocratie. Telle est la fortune échue à F. Houphouët-Boigny, 85 ans en 1990, aîné d’entre les pères vivants, F. Houphouët-Boigny qui, battant son concurrent Laurent Koudou Gbagbo, 45 ans, en des élections contestées, connaît une renaissance sous la figure de co-fondateur du renouveau démocratique.
La conférence des forces vives de la nation, ou Conférence nationale, naît en février 1990 au Bénin, ce pays qui a le record des coups d’État, dans lesquels, de façon prophétique, le philosophe béninois P. Hountondji, dès 1973, voyait « un signe de santé », la quête d’une voie originale, la préparation à « une démocratie exigeante », à « un message des plus assurés » dont la libération permettrait au Bénin « de donner au monde le spectacle inattendu d’un relèvement fantastique »13. Tenue au Gabon et au Congo, attendue dans maint État (Togo, Zaïre, Mali), réclamée dans d’autres (Madagascar, Kenya, Tchad), la conférence présente une forme paradigmatique de type révolutionnaire observée au Bénin et au Congo et une forme dérivée, réformiste, dirai-je, celle du Gabon.
En dépit de son ambiguïté (la nation est-elle donnée ou à faire ? conférence des nationaux et/ou des nationalités ?), la notion inaugure trois innovations.
En premier lieu, elle énonce trois thèses, deux de sociologie théorique, la troisième de philosophie politique. Dans la société organique, composée de forces, circule un dynamisme essentiel ; ces forces se hiérarchisent en forces potentielles et forces en acte, en forces mortes et forces vives ; il existe un ordre de droit public où forces dites politiques (partis, gouvernement, assemblée), forces géopolitiques (diaspora), forces socio-économiques (syndicats, opérateurs économiques, associations de développement, organisations non gouvernementales), forces intellectuelles (universités, cadres scientifiques et techniques) et forces socio-religieuses (églises), possèdent un statut égal de constitution ou de fondation. On retrouve ici une notion élargie du peuple, dans le prolongement des révolutions de 1789 avec les États généraux et de 1917 avec les soviets. Ici, les trois âges (jeunes, adultes, vieux) et les deux sexes (femmes, hommes), ici les différents niveaux de la hiérarchie ecclésiale (clergé, fidèles) et tous les corps de métiers (paysans, artisans, militaires, fonctionnaires, commerçants). Le refus du parti communiste dahoméeen de prendre part à la Conférence nationale confirme la réalité du nouvel espace de liberté.
Vient, en deuxième lieu, l’énoncé de la méthode. L’espace de fondation ou de refondation n’est pas le champ de bataille, le moyen n’est pas la violence ou la guerre. Une assemblée comme champ de dialogue, voilà cet espace ; ce moyen se nomme la parole ou le discours. N’est-ce pas la signification du mot conférence ?
Vient, en troisième lieu, en application de la théorie et de l’idéologie à la pratique, une série de décisions, révolutionnaires : déclaration de souveraineté avec décisions immédiatement exécutoires, abolition, sauf la présidence de la République, de toutes les institutions antérieures, élection d’un premier ministre, chargé de composer un gouvernement de transition, de préparer une constitution à soumettre à référendum et d’organiser des élections législatives et présidentielles, sous le contrôle d’un Haut conseil de la République (hcr), organe législatif élu, limitation des prérogatives du chef de l’État, garant de l’unité nationale ; au Congo, où la conférence est plus radicale, le chef d’État perd sa prérogative de chef des armées tandis qu’un Haut conseil de la Justice (hcj) et un Haut conseil de l’Information (hci) doivent compléter l’organisation législative.
Les innovations que voilà s’inscrivent cependant dans un cadre traditionnel et y prennent assise. Le novus ordo, l’ordre nouveau, reçoit une double caution religieuse, celle du présent (l’évêque missionnaire de Dieu, arbitre sacré entre les partis, préside la Conférence et le Haut conseil de la République) et celle du passé (un rituel ancien de la réconciliation clôt la Conférence au Congo).
La forme dérivée de la Conférence nationale qui se compose des seules organisations politiques n’exerce pas de souveraineté complète ; le chef d’État contesté peut en sortir renforcé. Tel est le cas du Gabon.
Les résistances
Un tel processus aux conséquences incalculables peut-il se développer sans résistances ? Non pas. Je vois ces résistances dans tous les ordres. Dans l’ordre politique : c’est la réaffirmation du dogme du parti unique (Kenya d’Arap Moi, Zimbabwe de Mugabe), c’est l’hostilité avouée à la Conférence nationale (Cameroun de Biya) ou lorsqu’elle est acceptée, les procédures pour en limiter les conséquences (Zaïre du maréchal Mobutu Sese Seko). C’est enfin le monopole du parti dominateur sur les médias d’État. Dans l’ordre juridique, c’est l’élaboration, sous le multipartisme, de codes électoraux ou de lois sur la presse qui limitent le développement de l’opposition (Côte d’Ivoire). Dans l’ordre administratif, outre les conditions irrégulières mises en place lors des élections (découpage arbitraire et inique des circonscriptions électorales, manipulation de listes, fraudes multiformes qui vont des bureaux fictifs à la falsification des résultats en passant par le bourrage des urnes avant scrutin), il y a le dispositif d’intimidation, voire de terreur et les mutations arbitraires destinés à limiter la liberté des citoyens, principalement des cadres supérieurs de la fonction publique, il y a la saisie des journaux, il y a la corruption. Mais la résistance la plus pernicieuse est idéologique : la philosophie de l’égalité et de la liberté reste pour une frange importante de la classe politique africaine un mythe difficile à accepter, parce que dangereux pour les intérêts de classe en cause dans le changement. C’est en ce sens que la réalisation de la démocratie reste une promesse et un enjeu. En ce sens aussi le peu qui est acquis dans certains pays (Sénégal) apparaît comme un essai, un essai qui fragilise la pauvreté économique et qui n’est pas une conquête définitivement assurée.
Madame le recteur, monsieur le président, mesdames et messieurs les professeurs, mesdames et messieurs, trois problèmes nous ont guidé dans notre réflexion sur les ancêtres fondateurs et les Pères de la nation en Afrique nubienne. Au premier problème, ma réponse se ramène à une réflexion d’épistémologie historique. Sous l’homonymie de la nation, l’analyse historique révèle des réalités sociales essentiellement différentes. Dans la modernité régionale et partielle du passé précolonial, la postérité des ancêtres fondateurs, démiurges, ingénieurs de la cosmogenèse et missionnaires de Dieu, constitue une nation en tant que communauté de descendance dans le même sens que la postérité des rois dans les textes sacrés tel l’Ancien Testament. Dans l’un et l’autre cas, cette réalité est socio-politique au sens où c’est la nature de la société qui opère l’option matrilinéaire dans un cas, patrilinéaire dans l’autre. En unifiant des nations dans le sens ci-dessus défini, sous la même loi d’État, sous le même chef et la même langue, les ancêtres fondateurs, en tant que politiques maîtres du monde, construisent la nation comme communauté culturelle en symbiose avec la nature. Au sein des nations ainsi entendues, l’inégalité reçoit sa justification de la tradition qui elle la reçoit du mythe. Dans la modernité mondiale, les Africains duxxe siècle, héritiers de la philosophie européenne des Lumières, sont appelés à fonder et à vivre la nation, essentiellement du type démocratique, en tant que communauté politique où toutes les personnes sont libres et égales en droit.
Les ancêtres fondateurs, loin de la connaître cette démocratie comme système ouvert ou accompli, connaissent seulement des formes et éléments de l’État, et dans certains cas des systèmes démocratiques fermés ou limités. Un système limité est le système des classes d’âge qui organise la participation du peuple des jeunes, des adultes et des personnes âgées de sexe masculin à la vie publique en excluant les femmes et généralement les esclaves. Quant aux États, leurs fondateurs, maîtres du monde, les ont assis sur une structure d’ordres ou de classes dont l’inégalité est mythique et sacralisée ; on y trouve une notion bisexuée du pouvoir conçue à la fois comme féminin et masculin s’exerçant le jour et la nuit, un organe où la classe dominante exerce un contrôle, une forme de participation du peuple : la consultation, une forme d’organisation administrative adaptée au pluralisme ethnique : la décentralisation, et une division efficace du pouvoir d’État en quatre fonctions majeures : roi, reine-mère ou reine-sœur, chef de guerre et pontife.
En se posant comme des démiurges séculiers, absolument libres d’inventer la société de leur choix, les Pères de la nation se modèlent sur les ancêtres et perdent les chances de construire des sociétés adaptées à la modernité-mondiale. Le premier mode de reprise de cette tradition des ancêtres fondateurs, c’est la référence au lignage et à ses mythes de fondation. Le deuxième mode, c’est l’idéologie de la paternité ; le troisième mode, la croyance en l’origine absolue, en la surhumanité, fait du père un démiurge séculier et lui confère en quelque sorte tous les pouvoirs.
En définitive, la démocratie et le développement, la démocratie comme aspect du développement, supposent non pas la conquête qu’implique la société organique, mais, au cœur des luttes inhérentes à la vie et à la vie sociale, négociation que postule la société contractuelle. J’entends négociation originaire entre les âges et les sexes, les ethnies et les classes qui adhèrent à un nouveau projet de société. J’entends négociation secondaire entre les États, les sexes, les âges, les ethnies et les classes, dans un cadre régional, d’un projet économique et culturel qui convient à leurs aspirations, et dans le même mouvement, négociation avec l’environnement naturel dont nous savons maintenant que la préservation est un gage de notre survie en tant que peuple, État, nation, civilisation et humanité. Cela signifie la réintégration des forces niées, oubliées ou négligées, les jeunes et les femmes. Ce sont ces forces qui, à l’assaut des camps Boiro, figure africaine de la Bastille, contraignent des chefs d’État à déboulonner leur statue et font tomber les chefs entêtés. Quelle place nouvelle leur réservent les partis politiques qui se créent ? Le rôle révolutionnaire que ces forces jouent aujourd’hui depuis 1990, atteste, s’il en est besoin, qu’il n’y a pas d’autre Père de la nation ou plutôt qu’au-delà des figures nominales et métaphoriques des pères, il y a une force permanente qui fonde et refonde les nations, c’est le peuple.