Auteur d’un livre sur les rapports entre l’Afrique et l’Occident, Justin Koné Katinan, porte-parole de Laurent Gbagbo s’est prononcé sur plusieurs sujets de l’actualité ivoirienne, au cours d’un entretien réalisé via internet le vendredi 22 novembre 2013
« Côte d’Ivoire : l’audace de la rupture ». Pourquoi ce titre ? Et qu’est ce qui a motivé sa rédaction ?
Le titre de ce livre en résume le contenu. Il traduit mon état d’esprit et ma conviction que notre continent a emprunté le mauvais chemin, et qu’il faudra de l’audace pour opérer un revirement qui ne peut s’obtenir que par la rupture avec un certains nombres de liens à la fois historiques et sociologiques. Ces liens sont également à la fois exogènes et endogènes.
Ecrire c’est transmettre une idée au public pour que l’opinion publique la critique et la bonifie, pour en tirer finalement une énergie positive qui puisse faire évoluer un tant soit peu notre humanité. J’ai été pendant quatre mois dans un gouvernement qui a été confronté aux pires difficultés. J’ai pu découvrir les innombrables serres qui étouffent notre continent.
L’intervention de l’Otan en Côte d’Ivoire et en Lybie ne peut laisser les Africains indifférents. J’ai voulu attirer l’attention des Africains sur le fait que rien n’a changé dans les rapports de l’Afrique avec les anciennes puissances à la fois esclavagiste et colonialistes. Seule la thématique change, mais l’objectif est le même. Maintenir ce continent sous domination constante. Mais tout se passe comme si l’Afrique se complaisait dans cette situation de domination. Certains de nos dirigeants continuent de cultiver l’illusion du Blanc gentil, tant que cette illusion leur permet de conquérir ou de conserver le pouvoir d’Etat.
En somme, l’idée essentielle de ce livre est que l’Afrique a tout le génie pour inventer son propre schéma de développement. Le schéma actuel n’est qu’une adaptation de l’esclavage, lui-même mué plus tôt en colonisation, elle-aussi transformée en des pseudos indépendances. Mais pour arriver à imposer son propre schéma l’Afrique doit se munir d’une grande audace.
Vous abordez notamment la question des relations entre l’Afrique et l’Occident, notamment la France.Pensez-vous qu’une rupture totale avec l’ex-colonisateur peut être bénéfique aux Etats africains ?
Pour mieux comprendre la logique de rupture que je propose, il faut se référer à la dialectique de la naissance et de la vie d’une personne. Le fœtus est nourri par la mère qui le porte par le canal du cordon ombilical. Pendant cette période, deux êtres biologiquement différents forment un tout indissociable. Mais dès que l’enfant a atteint une maturité qui lui permet de sortir du ventre de sa mère, il manifeste le désir de s’affranchir de la tutelle ombilicale par les douleurs de l’enfantement que ressent la mère. Dès que l’enfant sort du ventre, le cordon ombilical est coupé. Une autre forme de rapports unit l’enfant à sa mère.
L’enfant est nourri non plus par le canal du cordon ombilical, mais par le sein maternel. Puis l’enfant est sevré. Un autre type de rapport s’établit entre l’enfant et sa mère. Chaque étape correspond à un stade de maturation de l’enfant jusqu’à ce qu’il devienne totalement indépendant et fonde lui-même un autre centre d’interactions avec d’autres personnes. Dans son cheminement, l’enfant opère chaque fois une rupture sans pour autant remettre en cause ou mépriser les liens historiques et sociaux qui l’unissent à sa mère.
L’exemple de l’évolution de l’enfant par rapport à sa mère signifie tout simplement que l’autonomie, juridiquement et politiquement traduite par la souveraineté, relève du naturel de chaque être vivant. Est insensée la mère qui veut continuer de nourrir son enfant déjà né par le cordon ombilical. Elle est encore insensée celle qui veut continuer de donner son sein à son enfant adulte. C’est même immoral. N’est pas plus sensé, l’adulte qui veut continuer de se nourrir par le canal du cordon ombilical de sa mère. Ce qui vaut pour l’Homme le vaut a fortiori pour un pays.
L’Afrique est différente de l’Europe, de l’Amérique, de l’Asie et de l’Océanie. Nous sommes tous en compétition, et il est illusoire de croire que dans cette compétition, l’un des acteurs est magnanime. La différence se fera à partir du génie, du talent mais surtout de la volonté d’action, elle-même se nourrissant en permanence de l’audace. De toute l’Evangile de Jésus Christ, j’aime particulièrement celui des talents. On arrachera à celui qui n’a pas pu le fructifier, son unique talent, pour le donner à celui qui en a déjà dix. Le Bon Dieu lui-même, nous met en compétition, alors qu’attendons-nous de la magnanimité des autres acteurs. Il n’y a de différence que d’approche entre Le Royaume, puis l’Empire, et la République en ce qui concerne les rapports de la France avec le Continent Noir. De ce point de vu François Hollande perpétue la logique de Louis XIV, Napoléon, De Gaule. Eux tous travaillent pour la grandeur exclusive de la France. C’est à nous de le savoir.
Quel regard portez-vous sur les conflits liés à la terre, récurrents dans l’ouest de la Côte d’Ivoire ainsi que des lois récemment votées au Parlement ?
La question foncière est l’une des questions sur lesquelles, la Côte d’Ivoire doit opérer une profonde rupture. Pour simplifier les choses, il faut les présenter telles quelles sont. Les colons sont arrivés et ont déclaré que les terres occupées de façon continue par les Africains depuis des temps immémoriaux, étaient devenues subitement sans maître, et que de ce fait, elles leur appartenaient. C’est bien logique. Les colons n’ont pas traversé monts, mers et océans pour faire du pique-nique en Afrique. Ils étaient porteurs d’une pensée philosophique et économique et ils ont conçu à cet effet un droit circonstancié.
La Côte d’Ivoire devient Indépendante, et l’Etat met ses pas dans ceux du colon. Or s’il y a une question pour laquelle nul ne peut se renier, c’est bien la question de la terre. Il y a une telle interaction entre l’Homme et la terre surtout en Afrique qu’il est illusoire de croire que l’on peut effacer toute l’histoire du droit foncier coutumier par une législation du reste ésotérique. La Côte d’Ivoire indépendante qui perpétue l’immatriculation comme l’unique moyen d’accès à la propriété foncière fait dans la provocation comme naguère l’a fait l’administration coloniale.
L’immatriculation inventée en Australie par le Colon Britannique y a prospéré, parce que là-bas, le Colon a pris soins de liquider physiquement toutes les populations autochtones. Les rescapés ont été parqués dans des réserves pour assouvir la curiosité des touristes. Ayant disloqué tout l’ordre social, le colon britannique a anéanti tout le droit qui soutenait cet ordre social. Ainsi, il a été loisible pour lui de dérouler son plan d’accaparement des terres selon une législation taillée sur mesure. En Afrique, la Colonisation a certes éprouvé la société africaine, mais elle ne l’a pas totalement détruite. Cette société a survécu avec son droit, notamment le droit foncier.
Dès lors, l’immatriculation qui est méconnue en métropole va être combattue de façon continue par les populations africaines dans les colonies, parce qu’elle repose sur une aberration pour ces populations. Il s’agit de La notion de mise en valeur. Pour des populations qui pratiquent la jachère pour renouveler la fertilité de leur sol, la notion de mise en valeur ne signifie absolument rien. Il est également saugrenu de penser que la plus petite portion de terre dans la brousse la plus reculée est sans maitre. Le penser, c’est remettre en cause l’existence même de l’Afrique en tant qu’entité humaine ayant sa propre Histoire. La notion de mise en valeur est le poison qui envenime les rapports sociaux entre les acteurs économiques du monde rural dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, centre de convergence de tous les intérêts économiques, conformément à la structure économique conservée mutatis mutandis depuis la période coloniale.
Les conflits fonciers à l’ouest n’ont rien d’ethnique comme l’on veut le faire croire. Il s’agit d’une variante de conflit des classes entre le propriétaire terrien qui détient le capital, et celui qui détient la force du travail et qui « met en valeur » la terre. Ce conflit est violent parce qu’il est nourri par la faiblesse et de l’Etat et du droit et par la manipulation à des fins politiques des concepts dangereux tel la prétendue paresse des populations autochtones de cette zone.
Je rappelle que le Ministre Koffi Koffi Lazare écrit dans son livre : « La France contre la Côte d’Ivoire, à l’origine, la guerre contre le Sanwi, (1843-1940) », que le colon avait jeté le même anathème de paresseux sur le grand peuple sanwi, dans les premières heures de la culture du cacao. C’est du respect de l’équilibre des intérêts des deux classes que reposera la paix sociale dans la zone de l’ouest. L’on a voulu, pour des raisons économiques et même politiques, nier aux populations autochtones, les droits inaliénables qu’ils ont sur leurs terres depuis l’aube des temps, du fait de la coutume.
Rendre propriétaires fonciers des personnes étrangères à cette zone par le seul et unique fait qu’elles ont mis en valeur des portions de terres relève d’une hérésie juridique dont les conséquences sont graves pour la cohésion sociale. Les règles coutumières de constitution, de gestion et de dévolution des droits fonciers sont identiques d’une sphère culturelle à une autre en Côte d’Ivoire. Ces règles sont connues de tous. Mais à l’ouest l’on a voulu appliquer d’autres règles taillées sur mesures.
Je remarque que contrairement à ce qu’il avait annoncé à la trompette, le Chef de l’Etat, n’a finalement opéré aucune réforme sur la loi de 98-750 du 23 décembre 1998 relative au foncier rural. Peut-être a-t-il atteint les résultats poursuivis en passant par le détour de la nationalité. Dans tous les cas, cette Loi ayant été jugée bonne par ses maîtres à penser, il y avait très peu de raisons qu’il la changeât. Un livre est déjà en chantier sur la question foncière parce que les terres africaines se retrouveront bientôt au centre de convoitises violentes. Les OGM américains refoulés en Europe cherchent des terres arables en Afrique. Quand l’ONU applaudit une réforme en Afrique, mieux vaut écarquiller les yeux pour ne pas avoir des mauvaises surprises.
Sur le plan politique, hier méconnu, vous êtes aujourd’hui l’une des figures de proue du bloc pro-Gbagbo. Quelles sont vos relations le FPI ainsi que ses dirigeants bien que vous soyez de ce parti aussi ?
Je suis un militant indécrottable du FPI. En tant que militant de ce parti, je n’ai pas besoin d’avoir des relations particulières avec les dirigeants de mon parti en dehors de celles que doit avoir n’importe lequel des militants. Ceci dit, tous ceux qui dirigent le parti aujourd’hui sont en quelque sorte mes maîtres auprès de qui je continue de faire mes classes. Il ne faut même pas songer à dissocier Katinan du FPI. C’est un exercice qui ne peut prospérer.
Que répondez-vous à ceux qui disent aux proches de l’ancien-président : « Gbagbo, c’est fini, il faut tourner la page » ?
L’Etat actuel de la Côte d’Ivoire leur donne la réponse. On ne cache pas le soleil avec la main. En politique comme ailleurs, la mauvaise foi a ses limites. Si des personnes avaient bâti leur stratégie sur cette idée, il est temps qu’elles révisent leur position. La Côte d’Ivoire est dans l’impasse parce que GBAGBO est en prison. Mêmes les négateurs les plus résolus des évidences en sont revenus à la réalité. J’avais prévenu les promoteurs de l’idée de l’incarcération du Président Laurent GBAGBO, qu’ils enfermeraient toute la Côte d’Ivoire avec GBAGBO en prison. Peu- être qu’ils m’avaient trouvé trop jeune pour leur donner des conseils. Mais aujourd’hui, l’entreprise d’exclusion de cet Homme exceptionnel de la vie politique en Côte d’Ivoire tourne en eau de boudin. L’histoire de Laurent GBAGBO se confond avec celle de La Côte d’Ivoire indépendante. On ne tourne pas aussi facilement une telle histoire, même lorsque la haine nous fait perdre parfois le bon sens.
Croyez-vous en une libération de Laurent Gbagbo ?
Ce n’est pas une question de croire ou de ne pas croire, c’est une exigence. Les exigences s’imposent d’elles-mêmes à nos émotions et à nos convictions. La libération du Président Laurent Gbagbo est une exigence qui s’impose à la Côte d’Ivoire. La survie de la nation en dépend.
De plus en plus de personnalités proches de l’ancien pouvoir semblent disposées à rentrer en Côte d’Ivoire. Pensez-vous mettre prochainement fin à votre exil ?
C’est une question personnelle que chacun des exilés se pose en fonctions de ses propres considérations. Moi je ne suis pas encore au stade de cette question. Toute mon attention et toute mon énergie se focalisent en ce moment sur la mission qu’a bien voulu me confier le Président Laurent Gbagbo. Là où je suis me permet de remplir cette mission. Je n’en demande pas mieux. Je ne crois pas non plus que les autorités ivoiriennes sont prêtes à créer les conditions de mon retour. Donc j’attends.
Que pensez-vous de la récente augmentation du Budget opérée par le gouvernement Ouattara ?
Demandez aux Ivoiriens s’ils ont senti une différence dans leurs angoisses financières suite à l’augmentation de ce budget. C’est pour eux que le budget est arrêté chaque année. En effet, le budget établit chaque année la répartition des ressources financières de l’Etat entre les différentes composantes de la société. C’est la portée sociale de tout budget. Si les Ivoiriens n’ont pas senti une amélioration de leur quotidien avec l’augmentation du budget, alors cette augmentation est un non évènement.
Au Ghana, vous avez été au centre d’une longue procédure judicaire. Où en sont les poursuites contre vous en Côte d’Ivoire ?
La Justice Ghanéenne a jugé que les poursuites engagées par l’Etat Ivoirien contre moi avaient des motifs politiques. Malgré cela, à ce que je sache, l’Etat ivoirien n’a pas renoncé à me poursuivre, puisque le mandat d’arrêt rendu inapplicable par la décision de Justice ghanéenne, n’a pas pour autant été annulé. C’est pourquoi, je m’interrogeais tantôt, si les autorités de mon pays sont disposées à accepter mon retour dans mon pays. Dans tous les cas, la question des exilés à mon avis est une question politique qui doit être réglée politiquement pour l’ensemble des exilés et non au cas par cas. Je n’ai jamais été adepte des solutions personnalisées.
ABRAHAM KOUASSI – L’Inter