Dans le cadre de sa nouvelle rubrique « Questions du jour » IvoireDiaspo a rencontré le juriste chevronné, le Dr. Pierre Lombardet pour faire la lumière sur la saga juridique entre monsieur Ouattara, le président de la Côte d’Ivoire, et la Cour Pénale Internationale (CPI). Interview :
IVOIRDIASPO : Suite à la crise postélectorale, la Cour Pénale Internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt contre Madame Gbagbo le 29 février 2012 mais les autorités ivoiriennes s’y opposent. Cette décision est-elle fondée ?
Pierre Lombardet : la question posée est pertinente au regard de la situation qui prévaut actuellement en Côte d’Ivoire ; mais au-delà des considérations politiques, elle permet aussi de clarifier l’état du droit quant à l’application du Statut de Rome signé le 17/07/1998, créant la Cour Pénale Internationale, tant à l’égard des Etats membres qu’à l’égard des tiers.
Pour répondre à votre interrogation, il conviendra de préciser que notre propos tentera exclusivement d’apporter un éclairage sur les aspects juridiques du sujet. Pour cela, il est important de rappeler des points importants pouvant justifier la position de l’Etat de Côte d’Ivoire.
- La Côte d’Ivoire n’est pas un Etat membre de l’Assemblée des Etats Parties au Statut de Rome,
- La Côte d’Ivoire n’a pas signé le statut de Rome le 17/07/1998,
- Elle n’a pas par conséquent pu le ratifier,
- Elle n’a pas à ce jour fait acte d’adhésion.
- On pourrait donc partiellement conclure qu’elle n’a aucune obligation découlant du Traité de Rome ; la règle pacta sunt servanda (tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi) ne trouvant pas à s’appliquer.
- Toutefois, en application de l’article 12.3 du Statut de la CPI, un Etat non partie peut décider de reconnaître la compétence de la Cour. C’est ainsi que la Côte d’Ivoire, dirigée alors par M. Laurent Gbagbo avait reconnu la compétence de la Cour le 18 avril 2003. Le Président Ouattara a réitéré cette déclaration de reconnaissance le 14 décembre 2010 (pendant la crise) et le 3 mai 2011 (après son investiture).
- Dès lors, la Côte d’Ivoire serait tenue, a priori , au respect des dispositions du Statut de Rome auquel elle a volontairement et unilatéralement accepté de se soumettre et serait contrainte d’exécuter l’obligation générale de coopération prévue au chapitre 9 dudit Statut.
- La Côte d’Ivoire devrait alors faciliter les procédures d’enquête et de poursuite sur son territoire et fournir toute aide pour arrêter les auteurs présumés de crimes internationaux justiciables de la CPI et de faire droit à toute demande de transfèrement.
- Mais, l’article 19-2 c) du Statut de Rome reconnaît à tout Etat ayant accepté la compétence de la Cour selon les termes de l’article 12.3 sus rappelé, de contester la recevabilité de l’affaire ou la compétence de la Cour, dans le cas d’espèce ; l’Etat contestataire a alors l’obligation de soulever l’exception d’irrecevabilité le plus tôt possible comme l’indique l’article 19-5 du Statut de Rome.
- Il résulte donc de ce qui précède que la Côte d’Ivoire remplissant les conditions posées à l’article 19, elle peut parfaitement prétendre à l’exercice du droit à contestation et d’opposition qui lui y est ouvert. Ceci étant, les autorités Ivoiriennes en s’opposant à l’exécution du mandat d’arrêt émis par la CPI et lui refusant ainsi sa coopération et son assistance, agiraient en conformité avec les dispositions du Statut de Rome instituant la CPI. Sauf, pour le Procureur à démontrer la vacuité des allégations de l’Etat de Côte d’Ivoire ; la procédure restant, en tout état de cause, susceptible d’appel.
IVOIRDIASPO : Le 20 septembre dernier, le gouvernement de Monsieur Ouattara en introduisant une requête officielle près la CPI pour pouvoir juger l’ex-première dame dans son pays (donc la soustraire à la juridiction internationale), peut-il être valablement soupçonné de violation du droit international, sachant que Monsieur Gbagbo est jugé à la Haye ?
P. L. : Pour satisfaire votre droit de suite à travers cette dérivation, nous allons essayer d’être encore plus précis dans l’analyse des faits et dans la présentation des solutions juridiques.
- La requête en irrecevabilité introduite par l’Etat de Côte d’Ivoire dans le cas de Mme Gbagbo n’est pas en soi un acte de défiance, ni de détournement de procédure, constitutifs d’un manquement aux dispositions du Statut de Rome,
- D’abord, les dispositions combinées des articles 18 et 19 du Statut de Rome confèrent aux Etats le droit de contester la compétence de la CPI ; cette situation révèle que la CPI exerce une compétence subsidiaire et complémentaire à celle des Etats qui ont une compétence de droit inscrite dans le Préambule du Statut de Rome ;
i. la compétence de droit emportant la reconnaissance de la primauté des juridictions nationales, (dans le respect des limites prévues), la Côte d’Ivoire fait valoir qu’elle peut organiser le déroulement d’un procès impartial et équitable garantissant les droits de la défense.
ii. Il appartient à la Chambre préliminaire d’examiner ces prétentions et de se prononcer sur leur bien-fondé et leur caractère sérieux.
- Ensuite, le Gouvernement Ivoirien aurait pu invoquer la théorie générale de la nécessité pour prétendre que la sauvegarde de ses intérêts vitaux (à savoir la fragilité du processus de réconciliation nationale) le met dans l’impossibilité de se conformer à ses obligations internationales nées de son acceptation réitérée de la compétence de la CPI. On n’admettra que cette solution doctrinale a trouvé un écho quasi-inexistant dans la pratique jurisprudentielle ; ceci pouvant alors expliquer cela !
- En réalité, on fera remarquer que la véritable difficulté ici ne se trouverait pas dans une appréciation nominale de la compétence de la Cour, en termes de jugement du caractère opérationnel de l’appareil judiciaire de l’Etat de Côte d’Ivoire ;
- Il s’agirait, plutôt, nous semble-t-il de l’analyse du champ de la compétence matérielle telle que définit à l’article 5 du Statut de Rome : la CPI est une institution permanente chargée de promouvoir le droit international, et son mandat est de juger les individus ayant commis des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide et des crimes d’agression.
- De plus, on notera que c’est à la faveur de la réitération de l’acceptation de la compétence de la Cour, que le Bureau a conclu que les critères requis pour l’ouverture d’une enquête étaient réunis, à savoir que :
i. Que des crimes graves qui relèvent de la compétence de la CPI avaient été commis,
ii. qu’à la date de l’analyse préliminaire (début 2011) la Côte d’Ivoire n’enquêtait pas sur les crimes commis sur son territoire, ni ne poursuivait les auteurs de ces crimes devant des juridictions nationales,
iii. et qu’une enquête de la part de la CPI allait dans l’intérêt de la justice.
Il a alors présenté, le 23 juin 2011, une demande d’autorisation d’ouvrir une enquête de sa propre initiative (proprio motu), en vertu de l’article 15 du Statut de Rome ; cette demande a été acceptée.
- Or, selon l’état de nos connaissances, c’est depuis le 18/08/2011, que Mme Gbagbo fait l’objet de poursuites officielles devant la justice ivoirienne.
- C’est à la même date du 18/08/2011 que M. Laurent Gbagbo a vu sa situation juridique et judiciaire clarifiée ; les époux Gbagbo ont été respectivement inculpés, en Côte d’Ivoire, pour des faits de crimes économiques, à savoir « vol aggravé, détournement de deniers publics, concussion, pillage et atteinte à l’économie nationale ».
- Il serait difficile de justifier, en distinguant bien entendu la situation des époux Gbagbo (tous les deux suspectés par la CPI de crimes contre l’humanité) que M. Laurent Gbagbo soit sur la base d’une coopération exemplaire transféré à La Haye, à la demande de la CPI et que le Gouvernement Ivoirien s’oppose à l’exécution du mandat d’arrêt émis contre Mme Simone Gbagbo (première étape avant son transfèrement), en invoquant le principe de subsidiarité et de complémentarité et le caractère désormais fonctionnel de la justice ivoirienne alors que les chefs de poursuite sont différents et que le Gouvernement n’indique pas que la justice ivoirienne ouvre ou a ouvert une enquête sur Mme Gbagbo pour des actes criminels qui pourraient être constitutifs des crimes visés à l’article 5 du Statut de Rome et qui ont un rapport avec les renseignements qui lui ont été notifiés dans le mandat d’arrêt délivré par la Chambre préliminaire en application de l’article 58 du Statut de Rome.
- Si la justice ivoirienne était, à la sortie de la crise post-électorale, dans l’incapacité matérielle et fonctionnelle de juger de manière impartiale et équitable des ressortissants ou des personnes sous sa juridiction pour des actes criminels constitutifs de crimes visés à l’article 5 du Statut alors toute décision d’exécution d’un mandat d’arrêt délivré par la CPI et suivi d’une demande de transfèrement des prévenus serait justifiée, dès lors qu’en plus, il n’y aurait aucun cas de demande concurrente à discuter.
- Mais, il en va vraisemblablement différemment lorsque les chefs de poursuite sont différents, et que la justice de l’Etat requis, en l’espèce, la Côte d’Ivoire ne déclare pas ouvrir ou avoir ouvert une enquête sur les faits retenus par la CPI et entrant dans son champ de compétence matérielle. En conclusion, il s’agit ici, médiatement, d’un cas pouvant être interprété comme une mauvaise volonté et non comme la violation d’une obligation contractuelle internationale.
IVOIRDIASPO : Selon vous quelles peuvent être les conséquences de la décision du gouvernement ?
P. L. : Les conséquences sont d’abord d’ordre juridique. Elles peuvent être suivies d’effets politiques.
- Sur le plan juridique, l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement ivoirien entraîne un sursis à exécution du mandat d’arrêt, jusqu’au prononcé de la décision de la Chambre préliminaire :
- L’exception d’irrecevabilité produit un effet suspensif de la procédure en cours
i. Suspension de l’enquête en cours,
ii. Pas d’arrestation, en vue d’un transfèrement.
- L’exception d’irrecevabilité peut être validée par la Chambre préliminaire.
i. Dans ce cas, la chambre reconnaît la compétence principale de l’Etat de Côte et sa fiabilité de l’organisation judiciaire ivoirienne ; dès lors, elle lui laisse le soin d’organiser les poursuites et de sanctionner les faits criminels,
ii. Le Selon l’article 18.5 du Statut de Rome « le Procureur qui accepte de Lorsqu’il sursoit à enquêter comme prévu au paragraphe 2, le Procureur peut demander à l’État concerné de lui rendre régulièrement compte des progrès de son enquête et, le cas échéant, des poursuites engagées par la suite » ; la procédure engagée par les autorités ivoiriennes seraient ainsi sous surveillance de la CPI et l’attitude des dirigeants sera strictement observée.
iii. La décision de la Chambre peut toutefois être attaquée en appel par le Procureur.
- L’exception d’irrecevabilité peut être rejetée par la Chambre préliminaire qui tirera partie de son caractère supra-étatique (au-dessus des Etats) pour ordonner à la Côte d’Ivoire de cesser toute enquête ou de ne prendre aucune décision qui pourrait entraver les actions initiées par le Procureur, en invoquant l’article 18.3 du Statut de Rome (inaction de l’Etat ivoirien ou manque de bonne volonté assimilée à la mauvaise foi, conformément aux dispositions de l’article 17.2 qui vise une manœuvre dilatoire destinée à soustraire la personne suspectée à sa responsabilité pénale engagée devant la Cour) ou que la procédure « n’a pas été au demeurant menée de manière indépendante ou impartiale, dans le respect des garanties d’un procès équitable prévues par le droit international, mais d’une manière qui, dans les circonstances, était incompatible avec l’intention de traduire l’intéressé en justice », selon les termes de l’article 20.3.
i. l’Etat de Côte d’Ivoire dispose du pouvoir de faire appel de la décision de la Chambre.
ii. Il lui appartiendra de prouver sa volonté et sa capacité d’agir à l’encontre des auteurs présumés des crimes relevant de sa compétence juridictionnelle.
- Sur le plan politique, si le Gouvernement maintient son refus après le jugement déclarant la compétence de la CPI, la situation sera laissée à l’appréciation de l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome.
- A ce niveau, ce sont les sanctions diplomatiques classiques qui pourraient être envisagées : protestation, boycott, embargo, suspension ou arrêt des accords de coopération ou des aides bilatérales.
- Cela reste théorique, car il existe un précédent qui démontre une certaine survivance du principe de la souveraineté des Etats. En effet, Le Soudan a signé la convention le 8 septembre 2000. Mais le 14 juillet 2008, son président Omar al-Bashir est mis en accusation pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Le 26 août 2008, le Soudan, qui n’a pas ratifié, fait part de son retrait de la Cour Pénale Internationale. Le 4 mars 2009 un mandat d’arrêt est émis contre Omar al-Bashir. Le 4 juillet 2009 les États de l’Union Africaine votent une résolution indiquant qu’ils n’ont pas l’intention d’exécuter le mandat d’arrêt émis. Ce tir de barrage des dirigeants africains a jusqu’à ce jour fait échec à la mission et à la décision de la CPI dont l’Assemblée des Etats membres n’a pas engagé de procédure coercitive à l’égard du Soudan, ni de l’Union Africaine. Le Gouvernement ivoirien pourrait donc espérer un traitement identique.
Interview réalisée par Serge Daniel Atteby
La suite de la Saga demain…