Depuis les élections du 28 novembre 2010, la Côte d’Ivoire est le théâtre d’une situation des plus épiques. Les deux instances chargées des élections proclament chacune un président élu : la Commission électorale indépendante (Cei) opte, dès le jeudi 2 décembre 2010, pour l’ancien Premier ministre, Alassane Dramane Ouattara et le Conseil constitutionnel, le vendredi 3 décembre 2010, pour le président de la République sortant, Laurent Gbagbo.
La situation se complique davantage, lorsque ce même vendredi 3 décembre 2010, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu, Choï, « entre en scène » et prend parti pour la Commission électorale indépendante (Cei), désavouant ainsi le Conseil constitutionnel. Dans sa déclaration du 3 décembre 2010, il soutient en effet, que «Même si toutes les réclamations déposées par La majorité présidentielle auprès du Conseil constitutionnel étaient prises en compte en nombres de Procès-verbaux, et donc de votes, le résultat du second tour de l’élection présidentielle tel que proclamé par le Président de la Cei le 2 décembre ne changerait pas, confirmant le candidat Alassane Ouattara vainqueur de l’élection présidentielle».
Le problème se pose dès lors de savoir lequel des deux candidats est légitime et véritablement sorti vainqueur des urnes ?
Ce problème revient au point de savoir laquelle des deux instances est compétente pour décider et quel est le rôle du Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu. Pour y répondre, il suffit d’interroger la Constitution ivoirienne du 1er août 2000 et les lois ivoiriennes pertinentes et même les règles et principes du droit international. C’est en s’appuyant sur ces textes que nous nous prononcerons sur les trois points, à savoir:
– La proclamation des résultats provisoires par la Cei,
-Lla proclamation des résultats définitifs par le Conseil constitutionnel
– Et le rôle de Certificateur du Représentant spécial du Secrétaire général
I- La proclamation des résultats provisoires par la Cei
Dans sa déclaration précitée du 3 décembre sur la certification des élections, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu, révèle être «globalement» satisfait des critères de certification de l’élection présidentielle. Mais, il décide de ne s’en tenir qu’aux résultats provisoires proclamés par la Cei. Il est largement suivi, en cela, par les pays occidentaux, le Secrétaire général de l’Onu et quelques pays africains. Et, pourtant, les faits, tels qu’ils se sont déroulés, révèlent de graves irrégularités commises par la Cei.
A- Les faits
Pour bien comprendre les faits qui se rapportent à la Cei, il importe, au préalable, de la présenter brièvement. La Commission électorale indépendante est une autorité administrative indépendante chargée, aux termes de l’article 32, alinéa 3 de la Constitution, de «l’organisation et la supervision… des élections». L’article 2 de la loi portant organisation, composition, attribution et fonctionnement de la Cei, complété par l’article 59 nouveau du code électoral, précise qu’il est imparti à la Cei un délai de trois jours pour proclamer les résultats provisoires et transmettre les Procès-verbaux accompagnés des pièces justificatives au Conseil constitutionnel en vue de statuer sur les contestations éventuelles et de proclamer les résultats définitifs. Si cette procédure a été respectée au premier tour, au second tour il n’en a pas été de même et le président de la Cei est allé au-delà de ses compétences comme les faits le démontrent.
Jusqu’au mercredi 1er décembre 2010 à 23h30, alors que le délai expirait à minuit, le président de la Cei déclarait, sur l’antenne de la Radio diffusion télévision ivoirienne, que les résultats n’étaient pas encore consolidés et qu’il ne pouvait pas les divulguer. Ces résultats provisoires n’ont donc pu être proclamés, faute de consensus des membres de la Cei.
Le jeudi 2 décembre 2010 vers 17h, contre toute attente, alors que la Cei était forclose, son président se rend à l’Hôtel du Golf pour «proclamer les résultats provisoires». Il importe de relever, à ce stade, trois données assez éloquentes. Elles se rapportent à l’auteur, au lieu et aux destinataires de la proclamation des résultats provisoires :
l L’auteur de la proclamation, c’est, non la Commission dans son ensemble, mais son président.
Celui-ci se rend tout seul à l’Hôtel du Golf pour proclamer des résultats non validés par la Commission centrale, faute de consensus. Et, les résultats sont proclamés, non plus région par région, comme au premier tour, mais globalement. Il donne, avec un taux de participation de près de 81%, Alassane Dramane Ouattara vainqueur avec 54,10 % des voix contre 45,90 % à Laurent Gbagbo.
l Le lieu de la proclamation, c’est, non le siège de la Cei, mais l’Hôtel du Golf, qui n’est pas un lieu quelconque. Cet hôtel est, à la fois, le lieu de résidence officielle des rebelles, devenus Forces nouvelles depuis les Accords de Linas-Marcoussis de janvier 2003 ; le Quartier général de contrôle des élections du Premier ministre, Guillaume Soro , Secrétaire général des Forces nouvelles et le siège de campagne du candidat Alassane Dramane Ouattara ;
– Les destinataires sont bien ciblés. Ce n’est pas le peuple ivoirien, mais ce sont les ambassadeurs de France et des Usa, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu, le Représentant spécial du Facilitateur (Burkina Faso) et uniquement les médias français, en l’absence de la presse nationale et des représentants du candidat Laurent Gbagbo.
B- Les irrégularités
L’ensemble des faits ci-dessus rapportés sont constitutifs d’irrégularités graves commises par la Commission et surtout par son président. L’on peut distinguer les atteintes à la loi électorale en général du cas spécifique de l’inexistence de la proclamation.
Les atteintes à la loi électorale, qui peuvent être brièvement passées en revue, n’appellent pas de développements particuliers. On n’en mentionnera trois.
C’est d’abord la violation de l’article 59 nouveau du code électoral. Celui-ci prescrit, que le Président de la Cei procède « à la proclamation provisoire de résultats en présence des représentants des candidats ».
En l’espèce, ceux-ci, tout particulièrement ceux de Lmp n’ont pas été conviés à la proclamation des résultats. C’est ensuite l’atteinte portée aux principes élémentaires destinés à garantir une élection libre, juste et transparente. Il en va particulièrement ainsi de la sincérité du scrutin et de l’impartialité du président de la Cei, l’organe chargé des élections et qui est précisément à cet effet, qualifié d’autorité administrative indépendante. C’est enfin la rupture de l’égalité des candidats à l’élection présidentielle. Elle consiste dans le fait d’avoir « proclamé les résultats provisoires », non au siège de la Cei: lieu neutre, mais au quartier général de campagne de l’un des candidats, en l’occurrence Alassane Dramane Ouattara.
Le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu n’ignore pas les différentes irrégularités rapportées ci-dessus. Il en est bien conscient. C’est pourquoi, tout en les occultant, il tente de les justifier par la présence des forces de l’ordre qui, on ne sait comment, auraient « exacerbé » les « divisions internes » à la Cei. L’inexistence de la proclamation des résultats provisoires procède de ce qu’elle est le fait, non de la commission, mais de son président tout seul. La Cei, comme déjà indiqué, n’a pas, en effet, été capable de prendre une décision. Le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu le reconnait expressément, dans sa déclaration du 3 décembre 2010. Il y énonce : « Malgré mon appel à la Cei pour qu’elle proclame promptement les résultats provisoires du 28 novembre 2010, la Cei a été incapable de le faire sans retard, en raison de divisions internes».
Bloquée et forclose, la Cei n’a pu délibérer valablement, ni même matériellement pour prendre une décision. Dès lors, Monsieur Bakayoko Youssouf, fut-il le président, ne peut se substituer à la commission pour décider en ses lieux et place. Une telle décision doit être déclarée inexistante et réputée nulle et de nul effet. Elle est donc insusceptible de conférer des droits au profit d’un destinataire quelconque.
II- La proclamation des résultats définitifs par le Conseil constitutionnel
Autant le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu se dit satisfait de la proclamation des élections opérée par la Cei, autant il émet de sérieuses réserves, voire des objections à la décision du Conseil constitutionnel. Et, il va jusqu’à se substituer au Conseil constitutionnel pour proclamer vainqueur Alassane Dramane Ouattara.
Une telle attitude constitue purement et simplement un mépris pour nos Institutions, tout particulièrement pour le Conseil constitutionnel. Pour s’en convaincre il suffit de passer en revue les attributions du Conseil constitutionnel relativement à l’élection présidentielle se rapportant à l’examen des réclamations électorales et à la proclamation des résultats.
A- L’examen des réclamations
Il revient au juge constitutionnel, conformément à l’article 94 de la Constitution de statuer «sur… les contestations relatives à l’élection du président de la République…». C’est pourquoi, en sa qualité de candidat, Laurent Gbagbo a saisi le Conseil constitutionnel pour qu’il se prononce sur les irrégularités commises dans certaines régions, dont le Nord. Cette démarche n’est pas en contradiction avec les critères de certification, qui prescrivent que les contestations doivent être faites «de manière pacifique par les voies appropriées». Celles-ci s’entendent des voies légales et c’est là une exigence fondamentale de l’Etat de droit.
Pour y parvenir, le contentieux de l’élection présidentielle confère de larges pouvoirs au Conseil constitutionnel. Parmi ceux-ci, l’on ne retiendra que deux.
Le premier pouvoir l’amène à examiner les contestations relatives à l’élection en tenant dûment compte des irrégularités commises et susceptibles d’entacher les résultats. C’est donc à la juridiction suprême qu’il revient d’apprécier le caractère déterminant ou non de l’irrégularité.
Le second pouvoir, tout aussi important, est celui qui consiste à réformer, éventuellement, les résultats, c’est-à-dire à proclamer élu un candidat autre que celui qui a été implicitement déclaré vainqueur par la Cei.
Le juge constitutionnel français, même s’il n’a pas eu à user du pouvoir de réformation, a eu à annuler les résultats d’un certain nombre de bureaux de vote. Pour ne citer que deux exemples, l’un ancien et l’autre récent. L’ancien, le 27 avril 1988, douze bureaux de vote ont vu leurs résultats annulés : un en Guadeloupe, trois en Nouvelle Calédonie et même huit en Métropole. Le récent, ce sont les résultats du premier tour de scrutin qui ont été annulés en avril 2002 avec rectification desdits résultats.
Le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu se refuse à admettre l’existence d’irrégularités de nature à influer sur les résultats des élections. Pour ce faire, il n’hésite pas à distinguer les observateurs et experts selon qu’ils sont des Occidentaux ou des Africains. Il qualifie ainsi, tout en se gardant d’en fournir le critère, les premiers de « crédibles » et les seconds, a contrario, de non crédibles. Il emboite ainsi le pas à un journaliste français qui, d’un ton méprisant et dédaigneux parlant des experts et observateurs africains, les qualifie d’« observateurs sortis d’on ne sait où ». Et, pourtant ces experts et observateurs africains, dépourvus de toute crédibilité, parmi lesquels figurent en bonne place ceux de l’Union africaine, ont été accrédités par la Commission électorale indépendante.
La plupart des experts et observateurs africains ont, en effet, révélé, avec force détails, dans les zones Cno et plus particulièrement au Nord, entre autres : empêchement à la participation des électeurs au vote, bourrage des urnes, interdiction des présences des représentants Lmp aux bureaux de vote, intimidation par les rebelles armés, violations graves de Droits de l’Homme, dont viols et assassinats des militants et sympathisants Lmp…, tous faits de nature à impacter les résultats des élections. Pour ne rapporter qu’un exemple : dans la Vallée du Bandama, la Commission électorale régionale a attribué à Alassane Dramane Ouattara un total de 244471 voix, alors qu’en réalité, il n’avait obtenu que 149.598 voix, soit 94.873 voix supplémentaires frauduleusement attribuées.
B- La proclamation des résultats
La proclamation des résultats définitifs est une étape importante, qui intervient après celle des résultats provisoires par la Cei et qui épuise la compétence du juge constitutionnel. L’on ne saurait faire l’économie de cette phase, comme semble l’indiquer le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu.
L’article 63 nouveau prescrit, en effet : «le résultat définitif de l’élection du président de la République est proclamé, après examen des réclamations éventuelles, par le Conseil constitutionnel et publié selon la procédure d’urgence». C’est pour exercer ses compétences que le Conseil constitutionnel s’est réuni pour statuer et a proclamé les résultats définitifs le vendredi 3 décembre 2010, vers 16h30 devant la presse nationale.
Et, tenant dûment compte du caractère déterminant des irrégularités, le Conseil invalide partiellement certains résultats et proclame le candidat Laurent Gbagbo vainqueur, avec 51,45 % des voix contre 48,55 % des voix pour Alassane Dramane Ouattara avec un taux de participation de 71%, reconnu par tous les observateurs et les parties prenantes au processus électoral.
C’est en sa qualité de juge de l’élection qu’il revient au Conseil constitutionnel de proclamer les résultats définitifs. Le dernier mot lui appartient. Aux termes de l’article 98 de la Constitution «les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours…». Elles ont donc autorité absolue de chose jugée. Ce texte ajoute que les décisions du Conseil «s’imposent aux pouvoirs publics, à toute autorité administrative, juridictionnelle, militaire et à toute personne physique ou morale». Elles s’imposent également aux Etats étrangers et aux organisations internationales, y compris l’Onu en raison de la souveraineté de la Côte d’Ivoire.
Le Conseil constitutionnel, juridiction suprême de l’Etat, ne saurait donc être considéré comme une chambre d’enregistrement de la Cei, simple autorité administrative, fut-elle indépendante.
Comme on le voit, la phase juridictionnelle est incontournable. Aucun candidat ne saurait être proclamé définitivement élu, s’il n’a été reconnu comme tel par le Conseil constitutionnel.
III- Le rôle de certificateur du représentant spécial du Secrétaire général
Le problème se pose ici de savoir si sa qualité de certificateur confère au Représentant spécial du Secrétaire général le pouvoir de décider et de récuser, en plein processus électoral, le Conseil constitutionnel. La réponse négative ne fait aucun doute. Car, la validation des résultats provisoires du président de la Cei est une immixtion dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire.
A- La validation des résultats provisoires de la Cei…
De l’ensemble des faits, l’on peut déduire que soit le Représentant spécial n’a pas une idée bien clair de sa mission, soit il en a, mais est partial. On peut pour ce faire, émettre deux observations relativement à son attitude.
La première, c’est que le Représentant spécial du Secrétaire général décide de ne s’en tenir qu’aux résultats non consolidés de la Cei, à partir de documents fournis par celle-ci. En s’octroyant le pouvoir de valider les « résultats provisoires » « proclamés » par le Président de la Cei, il invalide du même coup les résultats définitifs proclamés par le Conseil constitutionnel.
La seconde observation, c’est le mépris qu’il affiche pour les Institutions ivoiriennes, comme il l’a déjà fait pour les Institutions africaines. Il décide souverainement d’arrêter la procédure au stade des résultats provisoires, irrégulièrement proclamés par le président de la Cei et de ne point tenir compte de la phase juridictionnelle, la plus importante de la proclamation des résultats définitifs par le Conseil constitutionnel.
A la vérité, il ne fait que ce qui l’arrange. Pour le premier tour, il a bien accepté les deux phases de l’élection présidentielle et pour le second tour, il ignore la phase juridictionnelle. La raison évoquée, d’ailleurs dans le milieu diplomatique, est tirée de ce que la Commission est indépendante, alors que le Conseil constitutionnel, parce que ses membres sont nommés par le Président de la République, ne le serait pas.
C’est le lieu de rappeler que dans la plupart des Etats, y compris la France, le mode de désignation du Conseil constitutionnel est le même, le pouvoir de nomination étant partagé entre le président de la République et le président de l’Assemblée nationale. Il faut rappeler également que la Cei est composée de représentants des partis politiques et des Forces nouvelles, qui y sont majoritaires.
Sur trente deux membres, cinq seulement sont de La majorité présidentielle, alors que les vingt sept autres représentent le candidat adverse, tout particulièrement le Rdr, son parti et les Forces nouvelles, issues de la rébellion armée.
B- Une immixtion dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire
Le Représentant spécial du Secrétaire général en décidant de ne reconnaitre que les résultats provisoires a largement outrepassé ses pouvoirs.
Le mandat du certificateur ne consiste pas, en effet, à valider les résultats définitifs. Certifier, n’est pas valider. Il s’agit de vérifier la conformité du processus électoral aux règles qui l’encadrent. Le certificateur a pour mission de porter témoignage aux Nations unies de ce qui est fait en Côte d’Ivoire relativement au processus électoral et non de sanctionner. Il ne peut donc remettre en cause une décision du Conseil constitutionnel sans fouler aux pieds les principes même des Nations unies.
Le refus du certificateur de reconnaître la décision du Conseil constitutionnel, juridiction suprême de la Côte d’Ivoire, est une décision grave, consistant en une immixtion dans les affaires intérieures de l’Etat ivoirien. Il contrevient, en cela, à la résolution S/RES/1765 du Conseil de sécurité des Nations unies du 16 juillet 2007 réaffirmant, en son préambule, « son ferme attachement au respect de la souveraineté, de l’indépendance… de la Côte d’Ivoire ». Cette résolution rappelle également «l’importance des principes… de non-ingérence».
En définitive, le rôle de certificateur n’est qu’un rôle d’arbitre et de conciliateur. En agissant, comme il l’a fait, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu bafoue la légalité républicaine et exacerbe les tensions alors que sa mission consiste précisément à consolider l’Etat de droit et la paix.
Fait à Abidjan, le 9 décembre 2010
Collectif des juristes pour la sauvegarde de la légalité républicaine