Le processus de réconciliation en Côte d’Ivoire, qui a du mal à s’enclencher efficacement, tend à situer les responsabilités des différents acteurs de la crise ivoirienne. La responsabilité politique repose, entre autres, sur une certaine liberté dans l’exercice du pouvoir. Sans liberté, pas de responsabilité, même dans le crime. Le crime au sens large du concept est la transgression des lois justes, quelle qu’en soit la gravité : de l’évasion fiscale au génocide, en passant par les meurtres prémédités, le stationnement interdit et le vol à main armée. Sans aucun jugement moral, cette définition analytique permet clairement de distinguer d’un côté les actes criminels et de l’autre les activités légitimes. L’activité criminelle n’est payante que tant que le risque d’être appréhendé et condamné est faible. Le crime prospère donc lorsque la police et la justice sont faibles et que l’impunité devient la norme.
La planification de la défaillance de l’Etat
Pour ne pas faire trop d’histoire, retenons que le régime de Ouattara date officiellement d’avril 2011 lorsque, après avoir gagné les élections présidentielles de 2010, il lui a fallu faire une guerre pour accéder à un trône qui avait été confisqué par son adversaire.
Pour cette guerre, le président Ouattara s’est appuyé sur les Forces armées des forces nouvelles (Fafn) et a recruté des combattants de différentes tribus et ethnies du nord de la Côte d’Ivoire, qu’il a transformés, par le pouvoir d’une ordonnance illégale, en armée régulière ivoirienne dénommée Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (Frci), comme pour bien rappeler que ce sont les militants du Rassemblement des Républicains qui devenaient la nouvelle armée de notre pays. Le R des deux sigles ne semble pas se référer à la République, mais aux républicains du Rdr. Les Fafn venaient de prendre l’ascendant sur les Forces armées nationales (Fanci) et se substituaient automatiquement à elles. Les Frci, dont Ouattara est le chef suprême, ont une histoire que l’on peut faire remonter au putsch manqué de septembre 2002. Elles sont alors une mosaïque d’associations de fait : Mpci, Mpigo, Mjp. Ces forces sont celles qui ont participé, entre septembre et décembre 2002, à l’étranglement du marché du cacao dans les zones de production de Vavoua, Danané et Daloa, permettant ainsi à certains négociants, qui leur avaient payé des sommes colossales, de s’enrichir tout en leur livrant armes sophistiquées et munitions en grandes quantités. Ces bandes armées vont ainsi devenir les forces d’occupation rebelles de la moitié nord du pays. Plus tard, les responsables de ces groupes nous expliqueront que les armes se sont imposées à eux, pensant ainsi attirer de la compassion à leur endroit. Nous ne reviendrons pas sur les détails de ces origines, mais une description détaillée de cette naissance peut être lue dans l’enquête menée par le journaliste Guy-André Kieffer, disparu curieusement quelques temps après.
Cette occupation du Septentrion sera le début d’activités criminelles intenses, qui durent jusqu’à aujourd’hui : L’exploitation des zones occupées et le pillage systématique des ressources de leur sol et sous-sol, agrémentés par des meurtres et des casses de banques, et en particulier ceux des agences locales de la Bceao, qui ont fait perdre à cette institution financière internationale plus de cinquante huit (58) milliards de francs cfa, que l’Etat de Côte d’Ivoire a eu l’obligation de rembourser par la suite, sans qu’aucun coupable n’ait été arrêté ni inquiété. L’expropriation des propriétaires fonciers traditionnels, l’exploitation et l’occupation illégales de terres agricoles pour la culture de drogues sont devenues coutumières. L’un des prototypes de ce type d’activités criminelles organisées reste M. Ouédraogo Rémi, ancien combattant des Forces nouvelles, qui bénéficie aujourd’hui encore de la protection et de la bénédiction du régime Ouattara qui, à la recherche de camps d’entrainement, n’ose pas déloger ce bandit de grand chemin, pilleur des forêts classées de l’ouest du pays, alors que tous les journaux ont décrit dans le détail les activités de « Ouremi » dans le Mont Peko. Des guerres de leadership sont aussi le propre des rebellions et sont responsables de la disparition de certains chefs de guerre tels que Sam Boukary alias Mosquitto, Zaga Zaga, Adams, Kass, IB et autres, tous victimes de la loi du crime organisé dans les zones Cno, comme à la belle époque décrite dans le roman «Le Parrain» de Mario Puzo et superbement mise en scène à Hollywood par Francis Ford Coppola avec Marlon Brando dans le rôle de Don Corleone.
Dans ces zones, pendant les dix années du règne des Fafn, les modalités de gouvernement ont été celles de tout système de crime organisé.
– Ils ont fait disparaitre l’Etat et l’ont remplacé par une administration militaire dirigée par les commandants de zones dits com-zones ;
– Ils ont supprimé les caisses de l’Etat et les ont remplacées par une agence unique dite «la centrale», qui collecte les impôts, douanes et autres rapines et butins de guerre pour le compte des com-zones et autres chefs des Fafn ;
– Ils ont instauré l’autorité des Fafn et proscrit définitivement celle des préfets, sous-préfets et autres administrations civiles, représentants de la République ;
– Ils ont organisé une branche politique et une branche armée avec une répartition des tâches : la première partageait le pouvoir dans les zones hors Cno tandis que la seconde participait aux activités du centre de commandement intégré. Ceci a permis aux Fafn d’être à la fois les seuls maîtres dans les zones Cno et de partager la maîtrise du terrain et le pouvoir dans le reste du pays.
– Ils géraient ainsi de façon collégiale le pouvoir d’Etat, avec l’appui de différents accords de paix (Marcoussis, Pretoria, Ouagadougou) et la complicité des refondateurs au pouvoir, qui avaient appelé à la soupe les autres partis signataires de l’accord de Marcoussis, accepté et célébré par tous. Les milices de toutes sortes se sont mises en place et ont profité d’activités criminelles sur l’ensemble du pays, qui s’est retrouvé gouverné non pas par un parti ou par un homme, mais par un collège de managers que l’on appelait à l’époque « la bande des quatre grands » : Ouattara, Bédié, Soro, Gbagbo. Ces quatre personnalités avaient tous rang de présidents d’institution de la République et jouissaient des privilèges liés. Ces quatre ont mis en place un système de gestion piloté par le Cadre Permanent de Concertation (Cpc) et ont accepté tous ensemble de mettre en berne la constitution et l’Etat de droit pour rechercher, disaient-ils, la paix. Selon leur plan de travail, le droit ne pouvait permettre d’arriver à la paix, il fallait en sortir, trouver la paix, pour ensuite revenir avec cette paix dans l’Etat de droit. Les bases criminelles de l’Etat étaient ainsi posées. Le refondateur s’est prostitué avec la rébellion pour garder ce qui lui semblait être l’essentiel: le pouvoir.
– La justice, dans les zones Cno, était militaire. L’administration militaire et l’Etat sont devenus malfaiteurs. C’est sur cette administration et ces forces qu’Alassane Ouattara s’est appuyé. Cette force dont il avait le contrôle n’était pas officiellement au pouvoir à Abidjan, mais avait le pouvoir. Notons d’ailleurs que le président de la République de l’époque a toujours fait scrupuleusement ce que les Forces nouvelles voulaient, alors que lui-même n’est jamais arrivé à leur faire accepter quoique ce soit de significatif. Laurent Gbagbo était au pouvoir à Abidjan, mais ce sont les Fafn qui avaient le pouvoir dans les zones Cno, malgré les multiples accords de paix. En dix ans, il n’a obtenu ni unicité de caisse, ni contrôle de l’intégralité du pays, ni restauration de l’intégrité du territoire, ni redéploiement de l’administration dans les zones Cno, ni désarmement des forces combattantes, rien qui relève de la souveraineté de l’Etat. Dans les zones hors Cno, Laurent Gbagbo était certes au pouvoir, mais c’est Ouattara qui avait le pouvoir.
2002-2010 : Gbagbo sur le trône, Ouattara aux commandes
Pour comprendre ce qui s’est alors passé il faut d’abord saisir l’essence du pouvoir. Une personne A a du pouvoir par rapport à une personne B, si A est en mesure d’inciter ou d’empêcher B d’accomplir ou pas une action donnée. Dans cette acception du pouvoir, l’on reconnait que A et B ne sont pas des robots, mais ont des volontés actives et que l’obéissance ne se fait pas sous une emprise magique. L’on admet aussi qu’à travers cette volonté, B est libre de désobéir mais qu’en pareil cas, A peut lui infliger des sanctions dont la crainte oblige B à obtempérer.
Si l’on transpose cette analyse de base à la politique ivoirienne durant la dernière décennie, on constate que Laurent Gbagbo était certes au pouvoir de 2002 à 2010 mais que, d’évidence, c’est Alassane Dramane Ouattara qui détenait le pouvoir. Pourtant, la gouvernance de la Côte d’Ivoire durant cette période est communément attribuée à Gbagbo, qui croyait d’ailleurs lui-même en être le détenteur. Il ne détenait en fait que le fauteuil présidentiel, alors que Ouattara gouvernait effectivement avec l’appui des Fafn dans les zones Cno. Laurent Gbagbo avait l’illusion du pouvoir, Ouattara en avait la réalité. Gbagbo était satisfait d’être au pouvoir et Ouattara lui faisait faire tout ce qu’il voulait et l’empêchait de faire tout ce qu’il ne voulait pas. Gbagbo se contentait d’être au pouvoir, de signer des accords avec les mandants de Ouattara et de les exécuter selon la volonté de Ouattara, à la seule condition que lui reste au pouvoir. Or être au pouvoir et avoir le pouvoir sont deux choses différentes. Etre au pouvoir ne veut pas dire automatiquement avoir le pouvoir. Gbagbo l’aura appris à ses dépens. Ouattara, lui, s’est contenté, depuis la signature de l’accord de Marcoussis, d’avoir le pouvoir sans être dans le fauteuil présidentiel. Un bref survol des évènements de la période suffit à convaincre que cette réalité et de cette thèse.
– La rébellion non matée était une victoire de Ouattara sur la république de Gbagbo.
– Les accords de Marcoussis, scandaleux arrangements présentés comme un «médicament amer» à essayer, étaient une expression du pouvoir de Ouattara sur le président Gbagbo.
– Les accords de Pretoria, qui ont conduit Gbagbo à modifier ou rejeter toutes les lois votées par l’Assemblée nationale conformément à la constitution ivoirienne, instaurant entre autre l’actuelle Cei (Commission Electorale Indépendante), étaient une expression du pouvoir de Ouattara sur le président Gbagbo.
– L’accord politique de Ouagadougou, dans ses quatre versions (I, II, III et IV) était aussi une expression de l’ascendance du pouvoir de Ouattara sur le président Gbagbo.
– Proclamer que nous irons aux élections sans désarmement et tout mettre en œuvre pour qu’il en soit ainsi, en violation complète des lois et règlements de notre pays, était une victoire du pouvoir de Ouattara sur le président Gbagbo.
– Le déroulement des élections et le cafouillage de la proclamation des résultats étaient l’expression du pouvoir qu’avait Ouattara, l’opposant d’alors, sur le président Gbagbo qui était au pouvoir et à la tête du groupe informel qu’on appelait à l’époque la majorité présidentielle (Lmp).
– Le déroulement de la crise postélectorale montrera aussi cette différence entre Gbagbo, qui était au palais présidentiel, avait prêté serment devant le Conseil constitutionnel et croyait donc qu’il avait le pouvoir et Ouattara, qui était au Golf hôtel, avait prêté serment par lettre et n’était pas reconnu par le Conseil constitutionnel, tout en ayant le pouvoir de fermer les banques, les ports, l’aéroport, les administrations, d’ériger une armée, d’affecter des ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires acceptés par le monde entier.
De 2002 à 2010, Gbagbo était de fait au pouvoir, mais il faut retenir que sur la même période, c’est Ouattara qui avait le pouvoir. Tout bilan de cette décennie devrait tenir compte de cette situation et savoir que le pouvoir était partagé par les signataires des accords de Marcoussis. Ils ont exercé le pouvoir ensemble. Les refondateurs ont accepté la perversion de leur pouvoir par les rebelles. Ils en ont profité. Il serait trop facile, à l’heure du bilan, de dire que Gbagbo était seul au pouvoir, donc il doit en assumer seul le bilan. Il y a celui qui était au pouvoir et celui qui l’exerçait.
La rebfondation a ainsi préparé la criminalisation de l’Etat, qui est aujourd’hui pleinement exercée par le président Ouattara. Cette criminalisation a été le socle de la déconstruction de l’Etat de droit, minutieusement planifiée, à dessein ou pas, par la rebfondation. Il était donc facile pour Ouattara d’y installer les Frci et d’étendre, cette fois à l’ensemble du pays, les pratiques de gouvernance qui avaient cours pendants dix ans dans les zones Cno. L’Etat malfaiteur est dorénavant devenu la norme et le repère. Cette fois, Ouattara est au pouvoir et a le pouvoir. Il installe le système des com-zones partout sur le territoire. Il nomme des anciens chefs de guerre préfets de région, il instaure des com-secteurs, nouvelle catégorie jusqu’à présent inconnue dans l’armée et dans l’administration du territoire en Côte d’Ivoire. Il redéploye, jusqu’aux petites contrées, la milice de son parti, qui tient lieu d’autorité civile et militaire en même temps.
Ce sont les représentants locaux des Frci qui ont le pouvoir local, qu’ils exercent en s’appuyant sur les structures locales du Rdr. Ils sont à la fois juges, sous-préfets, maires, chefs de canton et de village. L’armée a le pouvoir local par délégation du chef supérieur des armées, Alassane Dramane Ouattara. L’Etat-criminel est dominé par une milice ethnique et sa branche politique, le Rdr. Ses équipes se spécialisent dans l’exploitation des ressources minières nationales pour leur propre compte. Ils animent des réseaux intouchables de crime organisé dans les forêts classées et les terres rurales, desquelles ils chassent les propriétaires coutumiers traditionnels. Ils passent des marchés de plusieurs milliards au nom de l’Etat, sans aucun respect des procédures d’appel d’offre telles qu’instituées par le code des marchés publics. Ils gèrent un Etat formel avec des procédures informelles. Ils privatisent pour leur clan et les chefs des milices des pans entiers de l’activité économique de l’Etat. Ils profitent de la protection que leur apportent les Nations Unies pour s’adonner à des activités criminelles, sans que les bailleurs de fonds, piégés, ne puissent protester ouvertement, eux qui croyaient que Ouattara aurait été un président moderne. La communauté internationale découvre plutôt un Etat-trafiquant en tous genres, qui met les institutions au service du crime organisé, en dehors des lois de la République. Elle découvre un Etat qui multiplie les milices ethniques en remplacement des anciennes. Elle découvre un Etat qui criminalise les pratiques de pouvoir.
On voit donc que la déconstruction des institutions de l’Etat ivoirien, minutieusement planifiée par un groupe d’hommes assoiffés de pouvoir, est le socle de toute la souffrance des populations qui croupissent dans une pauvreté toujours plus profonde et dans une oppression dont le niveau est devenu intolérable. Dans ce contexte, il est important de dénoncer massivement ce système, en commençant par en prendre l’entière conscience, et en luttant, chacun à notre niveau. Aussi infime que soit l’action de chacun, il est important que, individuellement et collectivement, la classe politique, la société civile, les ménages et les entreprises, nous fassions notre part d’effort sur nous-mêmes, dans la vérité et la responsabilité, pour espérer sortir de ce chaos, insoutenable malgré tous les slogans qui nous rabâchent le contraire. Il est important de refuser catégoriquement toute velléité d’amnistie, qui permettrait à la classe politique bourreau des populations depuis trop longtemps, de s’exonérer encore une fois de ses responsabilités criminelles. Nous devons refuser que s’installe plus longtemps dans notre pays une classe de citoyens à irresponsabilité illimitée. Il y va de notre survie, de l’avenir de la paix, de la liberté, de la démocratie et de la prospérité.
Mamadou KOULIBALY
Président de LIDER