Côte d’Ivoire: Comment Pékin a vécu l’intervention militaire française

Houphouët-Boigny se méfiait de la Chine. «Envahissante», confiait-il aux Français. Après
sa mort, les autorités chinoises ont juré de faire d’Abidjan une des bases stratégiques de
leur puissance en Afrique. L’intervention militaire française dans la crise postélectorale
ivoirienne a été vécue comme un cauchemar par Pékin. Un cauchemar silencieux. Un
silence à la chinoise.

«Ne vous mettez pas en avant, mais ne restez pas en arrière»

En 1995, soit deux ans après la disparition du président Félix Houphouët-Boigny, Jiang
Zemin donna le top départ de l’internationalisation des entrepreneurs chinois : « Sortez,
avait lancé le dirigeant communiste, devenez des entrepreneurs mondiaux ! » Plusieurs
entreprises chinoises avaient choisi l’Afrique et la Côte d’Ivoire en particulier parce
qu’elles pouvaient, en tant qu’outsider, voir leurs concurrents occidentaux à l’œuvre et
les étudier, sans être trop jugées sur la qualité de leurs produits par trop bon marché.
La musique était la même pour toutes : « Ne vous mettez pas en avant, mais ne restez
pas en arrière ». En attendant de prendre racine. Depuis lors, « le gouvernement chinois
encourage donc les entreprises à investir en Afrique dans des secteurs aussi variés que le
commerce, l’agriculture, la construction, les mines, le tourisme. » confiait He Wenping,
directeur des études africaines à l’Académie chinoise des sciences sociales de Pékin, à
l’hebdomadaire Jeune Afrique le 8 juin 2009. L’offensive économique ivoirienne, quant à
elle, a été amorcée en mai 2009. Une quarantaine d’officiels et de dirigeants d’entreprises
(Anare, Gestoci, Petroci, Port autonome d’Abidjan, Sodemi, etc.) avaient alors effectué
le voyage de Shanghai, à l’occasion du IIe forum de promotion des matières premières
et de l’industrialisation, du 18 au 22 mai 2009, avec pour objectif d’attirer les grandes
entreprises publiques chinoises en Côte d’ivoire.

«Point n’est besoin d’élever la voix lorsqu’ on a raison»

Dès le début de la crise consécutive à l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 en
Côte d’Ivoire, la Chine a appelé les parties prenantes au dialogue en mettant en avant le
dispositif de médiation africain. « Nous apprécions les efforts positifs de l’Union africaine
et de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest pour promouvoir une
résolution pacifique de la crise en Côte d’ivoire », avait déclaré Hong Lei, porte-parole
du ministère chinois des Affaires étrangères chinois, le 6 janvier 2011 à Pékin. Dans le
fond, le discours des autorités chinoises est resté quasi constant durant tout le conflit,
les Chinois repoussant toute idée d’intervention militaire malgré les pressions de la
France. Ce qui a fait dire à certains diplomates français, dans les couloirs de Bruxelles,
que la Chine soutenait Laurent Gbagbo. Sans totalement écarter cette éventualité, il
convient cependant de replacer l’attitude des Chinois dans son contexte idéologique et
stratégique. « Point n’est besoin d’élever la voix lorsqu’ on a raison », aiment à dire les
officiels chinois pour habiller leur refus de toute opposition frontale, même lorsqu’ils
observent – comme dans les cas de la Libye et de la Côte d’Ivoire – que les guerres pour «
sauver les vies civiles » sont aussi des guerres économiques. Et un vrai cauchemar pour
l’expansion chinoise en Afrique. Tout en se dotant des moyens financiers, scientifiques,
technologiques, militaires, diplomatiques et culturels dignes d’une superpuissance, la
Chine – dans son ascension – évite, pour le moment, d’en revêtir les habits [1], limitant
ainsi ses responsabilités dans le désordre international.

«Trop de colle ne colle plus, trop de sucre n’adoucit plus»

D’après de nombreux analystes présents en Afrique du Sud le 4 mai 2011, la Côte
d’ivoire d’après crise était bel et bien dans la ligne de mire de Pékin lorsque Liu Guijin,
représentant spécial de son ministre des Affaires étrangères, déclarait lors du XXIe Forum
économique mondial sur l’Afrique : « Nous allons investir dans des zones industrielles et
contribuer au développement de l’industrie manufacturière. » Parlant du « retour en force
de Paris en Côte d’ivoire », les diplomates chinois estiment, en privé, que « trop de colle
ne colle plus… » même s’ils sont conscients que les échanges entre l’Afrique et l’empire
du Milieu ne sont pas à la hauteur du discours politique [2]. D’ailleurs, « ils ne le sont pas
non plus avec les autres partenaires que sont l’Union européenne ou les États-Unis […]
Nos échanges contribuent quand même à hauteur de 20 % à la croissance africaine »,
se défendent les autorités chinoises qui misent par ailleurs sur un dispositif d’influence
extrêmement rodé. Le leadership chinois sur le continent noir [3] est un mélange de
puissance et de discrétion où rhétorique, remises de dettes, programmes de coopération,
produits bons marchés, constructions d’infrastructures de santé, d’éducation et de sports,
arrosent l’ensemble de la cible, du sommet à la base.

«Il ne faut jamais lancer de pierre lorsqu’ on habite une maison de verre»

L’une des raisons de la percée chinoise en Afrique tient de la rhétorique politique. Les

vertus « gagnant-gagnant » d’une coopération sud-sud et « les rapports d’égalité, de
respect, d’amitié et de fraternité » reviennent constamment aux lèvres des dirigeants
chinois. Au creux de l’oreille ou dans les grands fora internationaux, les officiels chinois
se plaisent à rappeler à leurs homologues africains que « dans les affaires internationales,
la Chine et l’Afrique se sont toujours prêté confiance et concertées pour défendre les
intérêts légitimes des pays en développement. » [4] Les gouvernements africains et chinois
essuient régulièrement les mêmes critiques au sujet des droits de l’Homme et de la
démocratie et vivent généralement toute ingérence étrangère dans leurs affaires intérieures
comme une attaque ennemie. Or la stratégie chinoise enseigne qu’ «il ne faut jamais lancer
de pierre lorsqu’ on habite une maison en verre.» Au delà des enjeux géostratégiques,
c’est là une des principales raisons internes qui justifient que « Pékin préfère l’ordre
établi aux révolutions en pays amis », que ce soit en Côte d’ivoire, en Corée du nord, au
Soudan, en Syrie, au Zimbabwe ou en Libye. Cela étant, la présence du président Sarkozy,
accompagné des dirigeants de grandes entreprises françaises tels que Martin Bouygues,
Michel Roussin, Vincent Bolloré ou encore Alexandre Vilgrain, patron du conseil français
des investisseurs en Afrique (Cian), à la cérémonie d’investiture du président Ouattara, le
21 mai 2011 à Yamoussoukro, montre bien que la France entend toucher les dividendes
de son soutien au nouveau chef de l’Etat ivoirien.

«Pourquoi se jeter à l’eau avant que la barque n’ait chaviré ?»

A Paris, quelques analystes du Quai d’Orsay estiment que « Pékin paiera cher son soutien
au président Gbagbo ». En cause, entre autres, le don de produits effectué le 8 mars 2011
à Abidjan par l’ambassadeur Wei Wenhua. Réagissant à cette question, en privé, un
attaché militaire chinois se défendait ainsi fin mars : «… Mais pourquoi se jeter à l’eau
avant que la barque n’ait chaviré ? » Il faut dire que cette aide chinoise était d’autant plus
sensible que Issa Malick, alors ministre ivoirien de l’Agriculture, avait déclaré: « A ce
moment précis où notre pays traverse l’une des plus grandes crises de son histoire, ce don
de produits agricoles et de matériels mécaniques pour la relance de la riziculture, est un
signe fort qui témoigne du soutien indéfectible de la Chine, grand producteur de riz au
peuple souverain de Côte d’Ivoire.» Toujours fin mars, la décision de Noble Group de
s’acquitter des impôts exigés par Laurent Gbagbo suite à l’ordonnance du 7 mars 2011
prescrivant la saisie et la vente de près de 400 000 tonnes de stocks de cacao entreposés, a
été ressentie par le camp Ouattara comme une bouffée d’oxygène chinoise offerte à un
adversaire placé sous asphyxie financière. Certains stratèges chinois estiment d’ailleurs que
leur gouvernement a manqué de lucidité dans cette affaire. D’autres relativisent,
évoquant « une action humanitaire destinée à sauver des populations civiles » dans le
premier cas, et à « respecter la loi » dans le second. Reçu en audience le 3 mai 2011 par le
président Ouattara, l’ambassadeur de Chine à Abidjan s’est dit soulagé par la fin de la
guerre dans le pays. Wei Wenhua a salué la politique de réconciliation et de réunification
initiée par le nouvel Exécutif, et réaffirmé l’engagement de la Chine à contribuer à la
reconstruction et au développement socio-économique de la Côte d’Ivoire.

«On ne rassasie pas un chameau en le nourrissant à la cuillère»

Bien que l’Hexagone reste, en juin 2011, le plus important partenaire commercial de la
Côte d’Ivoire avec quelque 600 entreprises françaises gérant jusqu’à 30% du Pib ivoirien,
force est de constater que le volume des échanges commerciaux entre Abidjan et Pékin a
connu un bond spectaculaire au cours des dix dernières années, passant d’une soixantaine
de millions de dollars en 2002 à plus d’un demi-milliard USD en 2009. «On ne rassasie
pas un chameau en le nourrissant à la cuillère», ironisent les analystes chinois en pointant
la chute drastique des échanges commerciaux de la France avec l’Afrique: de 40% dans
les années 60 à 2% en 2010 alors qu’entre 2000 et 2010, la Chine a multiplié par dix ses
échanges avec l’Afrique [5], atteignant 129 milliards de dollars et devenant son premier
partenaire commercial. D’après le rapport «La Chine en Afrique» publié le 21 avril 2011
par Renaissance Capital, les échanges entre le continent noir et l’Empire du Milieu
pourraient atteindre 400 milliards en 2015. Devant ce tableau, Pékin espère secrètement
que l’intervention militaire française au pays d’Houphouët-Boigny participe des derniers
soubresauts d’une puissance en déclin.

Guy Gweth, correspondance particulière

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