ADIEU « INTREPIDE GUERRIER DU TRAVAIL », ADIEU « BUFFLE INDOMPTABLE » de DIBOKE
Dans la stricte tradition de nos deux tribus, Fléo et Gboho, « alliées par le sang » depuis la nuit des temps, je ne dois pas et je ne suis pas sensé savoir que mon « NIAHOU » que tu es, n’est plus de ce monde depuis ce lundi 16 septembre 2013, comme me l’a annoncé, le ministre Nyamien Messou! Il ne savait pas ! Que nos ancêtres lui pardonnent ! Avec lui, nous suivions depuis quelques jours, dans l’angoisse, l’état de santé fortement dégradé de Basile.
Je ne sais donc pas, Je n’ai rien entendu ! Je ne dois donc pas pleurer et je ne le ferai pas ! Parce que, Basile, pour moi tu n’es pas mort, parce que tu ne peux mourir ! C’est donc à toi que je m’adresserai.
Basile, qu’as-tu fait à Alassane Ouattara, pour que ses soldats soient allés ce jour du 26 avril 2011, t’arrêter à ton domicile, et te faire subir une barbarie sans nom, dont les graves séquelles ont fini par avoir raison de toi ? As-tu pris, toi Basile, simple responsable de la Centrale syndicale « Dignité », en lieu et place du Conseil constitutionnel, une décision ayant frustré le candidat Alassane Ouattara et qui expliquerait les brutalités qui ont fini par t’emporter ? Je n’en suis pas informé, et nul autre en Côte d’Ivoire non plus ! D’ailleurs tu n’en a pas la compétence. Alors pourquoi cet acharnement, cette furia des assaillants de la haine contre ta personne ? Contre un syndicaliste?
Certains ont avancé que, contre la volonté de Ouattara, qui de l’hôtel du Golf appelait les travailleurs à observer un arrêt de travail, tu as invité ces derniers à poursuivre leurs activités, à vaquer à leurs occupations ! Est-ce pour cela que l’on-t-a battu et torturé au point de te briser sept vertèbres cervicales et cinq côtes ? Ton crime serait-il d’avoir demandé à des travailleurs de ne pas déserter les hôpitaux pour soigner leurs frères victimes des violences postélectorales ? De continuer de travailler afin de nourrir les ivoiriens du nord, du sud, de l’est, de l’ouest et du centre ? De continuer d’enseigner nos enfants dans les écoles sans chercher à savoir de quel bord politique étaient leurs parents ? Bref, ton crime serait-il d’avoir demandé aux travailleurs de faire leur métier dans l’intérêt des populations de ton pays, sans discrimination, et de laisser aux hommes politiques le soin de trouver des modes appropriés de règlement du contentieux électoral ?
Tu nous as dit, que ceux qui ont fait irruption à ton domicile ce 26 avril 2011, prétendaient chercher des armes chez toi, toi, Mahan Gahé Basile le syndicaliste ! Tu nous as dit qu’ils se sont même rendus dans ton village, à Diboké sous le même prétexte. Ils n’ont trouvé aucune arme, ni à Abidjan ni à Diboké. Ils ont quand même saccagé ton domicile d’Abidjan, et brulé ta maison à Diboké ! Toi-même, ils ne t’ont pas relâché, ils t’ont maltraité, torturé, jeté en prison ! Ils t’ont infligé de graves traumatismes !
Ils t’ont finalement relâché sous la pression des Organisations des droits de l’Homme, de tes amis et syndicalistes du monde entier (CGT, CSI-Afrique…). Sous la pression également, du Bureau International du Travail (BIT).
Leur justice, te concernant, a conclu finalement à un non-lieu. Ce qui en langage simple signifie que tu n’as rien fait de mal, que tu n’as commis aucune faute justifiant ton arrestation et ta détention. Et pourtant, sans cette pression, ils t’auraient retenu dans leur prison, à Boundiali ! Qu’as- tu donc fait de si grave à ce pouvoir, toi un simple syndicaliste, pour subir un tel sort, que nul ne souhaiterait à son pire ennemi ?
Ou bien, ton crime procède-t-il de ton appartenance à la Majorité Présidentielle (LMP) ? C’est là, on le sait, un motif suffisant d’arrestation et de détention, aujourd’hui en Côte d’Ivoire !
Oui, on peut affirmer, que ton crime, qui t’a valu, ton arrestation, ta maltraitance et ta souffrance durant les 22 mois de ta détention arbitraire dans les geôles du pouvoir à Boundiali, a été d’aimer la Côte d’Ivoire ton pays, dont tu as privilégié l’intérêt dans les pires moments de la crise postélectorale, contre ceux qui voulaient y pratiquer la politique de la terre brûlée. Mais ton crime suprême, aura été par-dessus tout, ton respect pour les institutions de ton pays, et le refus de la forfaiture imposée aux ivoiriens par les troupes franco-onusiennes.
Ils ont fini par te relâcher le 22 décembre 2012, mais, le mal était déjà fait, le mal était déjà en toi. Et aujourd’hui, au moment où tu entames le Grand chemin sans retour, je comprends mieux le sens de ta visite à Accra et de tes passages en France, à Genève, en Belgique. C’était pour un ultime adieu ! Dieu a voulu, que tu voies une dernière fois tous ceux que tu as aimés en ce monde, tous ceux qui t’ont connu et apprécié. Dieu t’a physiquement maintenu afin que tu racontes au monde, la méchanceté de ceux qui gouvernent ton pays depuis le 11 avril 2011, une méchanceté gratuite et inutilement destructrice de vies !
Lors de ton passage à Accra à l’occasion d’une réunion sous-régionale du BIT-Afrique, en mai 2013, tu as tenu à nous voir, nous tes amis et frères, Nyamien Messou, Emile Guirieoulou, Benoit Behi et moi. Nous avons été heureux de ce rare moment passé ensemble, depuis les tristes évènements qui nous avaient séparés. Nous ne savions pas que c’était là ton adieu à tes camarades et frères en exil. Ta bonne mine nous avait surpris, mais nous t’avions recommandé des contrôles de santé, par mesure de prudence. Hélas, le mal était déjà en toi, irrémédiablement, mais tu ne le savais pas. Tu faisais des projets d’avenir pour ton département de Bloléquin, dévasté par la guerre, la mort, les pillages, la destruction, vidé de ses habitants, refugiés en masse au Libéria voisin. Tu nous racontais vos souffrances dans la prison où tu te trouvais en compagnie du Premier Ministre Aké N’Gbo, des ministres Alcide Djédjé et Désiré Dallo, du Gouverneur Dakoury, du député Sokoury Bohui et de bien d’autres. Tu nous parlais de l’organisation que vous avez mise en place pour survivre dans le goulag de Boundiali, mais aussi du soutien que vous apportaient nos militants de la région.
Je me rappelle encore cet épisode que tu nous as rapporté, témoignage poignant de ton courage et de ton amour de la justice et du prochain. Il s’agit de ta « révolte » contre les conditions inhumaines endurées à leur arrivée à la prison de Boundiali, par une dizaine de jeunes ivoiriens emprisonnés au Libéria, livrés par la Présidente de ce pays à Ouattara. Ces jeunes prisonniers, sont restés durant des jours dans la cour de la prison. Ils devaient dormir et manger là, sous le soleil et la pluie, jusqu’au jour où, excédé de cette maltraitance, toi, Mahan Gahé, décida au péril de ta vie, de protester vigoureusement auprès des geôliers en ces termes : « ce ne sont pas des animaux, mais des êtres humains comme vous ! Ils ne méritent pas d’être traités de la sorte ! Arrêtez cela ! ». Puis, dans la foulée de ta colère tu renversas la marmite de nourriture qui venait de leur être servie sous la pluie. Suite à ta révolte, les jeunes prisonniers virent leur sort amélioré depuis ce jour.
Oui, Basile, de l’an 2000 à l’an 2010, nous nous sommes régulièrement pratiqués dans le cadre du ministère du travail. Je te sais homme courageux, intrépide face à l’injustice et profondément humain. Je ne savais pas que même en prison, tu étais demeuré le défenseur « agissant » des droits des autres, le Grand syndicaliste que tu as toujours été, et cela au péril de ta vie. Honneur à toi !
L’hommage émouvant que t’a rendu la CGT française, qui t’a invité et a écouté ton témoignage sur les dérives du pouvoir ivoirien, lors de son 50ème anniversaire, est pour nous un réel motif de fierté. A travers cet hommage hautement mérité, ce sont les travailleurs du monde entier qui ont salué ton courage, mais surtout ce que tu représentes, car pour tous, tu es une icône du monde du travail, une figure emblématique, une valeur incontestable du syndicalisme libre africain.
Comment en effet, oublier l’image du frêle jeune activiste syndical que tu étais, qui donnait des tourments au pouvoir en ce début des années 90, dans cet univers implacable du monopartisme, où, disait-on, le « tout-puissant » Parti unique ne pouvait rimer qu’avec un « syndicalisme de participation ». Tu as été, Basile, le pionnier du syndicalisme autonome dans le secteur privé. IHRO Lamé, CARENA, furent des batailles épiques menées au nom de la liberté syndicale revisitant les droits des travailleurs ivoiriens du secteur privé.
Depuis, le syndicat Dignité que tu as créé, est devenu la deuxième Centrale syndicale après l’UGTCI, suivie plus tard par la FESACI. Ta Centrale Dignité revendique à ce jour plus de 115 000 membres-cotisants ! Ce résultat, est le fait bien sûr de l’audace de l’homme, Mahan Gahé, mais surtout le fruit d’une volonté exceptionnelle et d’une détermination propres au bâtisseur-né que tu es.
Comment passer sous silence ton implication personnelle dans la résolution des nombreuses crises sociales qui ont jalonné la gouvernance du Président Laurent Gbagbo, avec ces travailleurs qui voyaient en lui, le socialiste au pouvoir, le seul espoir d’obtenir enfin, une amélioration significative de leurs conditions de vie et de travail. A ce titre, je rends hommage à un artisan effectif des Etats généraux du monde du travail qui ont réuni à Bassam, en 2007, les trois Centrales syndicales, les représentants des syndicats non affiliés, le Conseil national du Patronat et le gouvernement représenté par le ministère du travail. Je salue ici, ta contribution exceptionnelle au succès de ce forum du monde du travail, qui a posé les bases d’un nouveau contrat entre l’Etat, le Patronat et les travailleurs et débouché sur la trêve sociale qui a prévalu jusqu’en 2010.
A travers les milliers de travailleurs, qui par ton combat ont obtenu des conditions de vie et de travail meilleures en Côte d’Ivoire, tu as apporté ta pierre pour bâtir l’édifice « Ivoire ». Cette pierre, je peux, en ma qualité d’ancien ministre du travail, témoigner qu’elle est solide et utile à notre pays, tant au plan national qu’international.
Honneur à toi Basile, Grand bâtisseur d’une Côte d’Ivoire, profondément ancrée dans les objectifs du travail décent prôné par le Bureau International du Travail (BIT). Cette organisation internationale, tu l’as marquée des années durant, de ton empreinte et de ta personnalité, aux côtés de feu Adiko Nyamkey, Adé Mensah, Joseph Ebagnerin, Nyamien Messou, de feu Diack Diawar, de Jean Kacou Diagou, qui, avec les Ministres successifs du travail, ont représenté la Côte d’Ivoire au sein de cette instance. Une équipe solide, soudée, responsable, respectable et respectée, fortement engagée autant dans la bataille du travail décent que dans la bataille du retour du BIT-Afrique à son siège régional d’Abidjan. Ton départ sera pour le monde du travail, qui connait ta valeur, un vide qu’il sera difficile de combler.
Que dire enfin, Basile, de ta deuxième passion après le syndicalisme, ta région de Bloléquin, et ton village de Diboké, érigé en chef-lieu de sous-préfecture grâce aux investissements sociaux dans lesquels tu t’es personnellement impliqué avec ton frère, notre regretté Daouo Benoit, ancien Maire de Bloléquin et suite aux infatigables démarches que vous avez entreprises durant des années, auprès des autorités administratives et politiques ?
Daouo Benoit parti, et toi prenant le même chemin, à qui, incombera la tâche de reconstruction de Diboké, dévasté par la guerre, vidé de sa population, réfugiée au Libéria ? Qui saura trouver les mots d’apaisement et de réconfort afin que les parents reprennent sans crainte le chemin du retour ? Assurément, le vide de ton départ sera encore plus durement ressenti dans cette douloureuse période, faite de méfiance, de difficultés de tous ordres pour tes parents, désorientés qu’ils sont de subir autant de coups du « sort », en deux ans de crise postélectorale. A qui les as-tu confiés, avant de prendre ton départ ? As- tu même eu le temps de le faire, quand on voit la rapidité avec laquelle tu as été submergé par ton mal pernicieux ?
Basile, as-tu eu le temps de parler avec tes amis et frères du Moyen-Cavally, de notre région-martyr prise dans le piège infernal de la crise militaro-politique qui sévit depuis septembre 2002, et confrontée depuis cette triste date, à ce qui n’est rien d’autre en fin de compte, qu’une tentative de génocide perpétré contre les wè, pour ravir à nos parents leur patrimoine forestier ?
Quels conseils et consignes laisses-tu à Gossio, à Tcheidé et à Behi ; à Voho Sahi, à Pol Dokui, à Tahi Zoué et à Gbon Gui ; à Gnaé Jacques, à Gah Barnabé, à Gui tiéhi et à Yahi Octave ; à Naï Doh, à Kahé Eric, à Bohon Diet, à Diézon, à Tihi Kpao et à Déhé Gnaou ; à Zéréhoué ? Que dis-tu à tous nos parents et à nos jeunes en lutte, pour que nous gagnions, dans la solidarité et l’union, le combat de la survie et de la reconstruction de notre Région ? Que veux-tu que la jeune génération retienne de ta vie, de ton combat pour le triomphe de la justice, toi le guerrier intrépide, le buffle rageur de Diboké ?
A toutes ces questions, je n’ai pour seules réponses qu’un écho lointain et inaudible. Comme si tu disais : « Restez debout, solidaires, combatifs, dignes. Ne baissez jamais la garde. Notre victoire est à ce prix » ! Message reçu cinq sur cinq !
Il semble que tu es déjà loin, très loin sur le chemin qui t’amène vers tes ancêtres. Apparemment, mes questionnements ne sont plus, à tes oreilles, que des murmures en provenance d’un monde, qui depuis hier, t’est désormais étranger. Quel cruel dénouement pour une vie si pleine et si riche ! Quel immense gâchis !
Alors, Basile, si tu ne peux plus m’entendre, moi ton « Niahou », moi pour qui tu ne peux qu’être vivant, toi, « l’intrépide champion » des travailleurs, toi le « buffle indomptable » de Diboké, il ne me reste plus qu’à taire mes propos.
Mais permets- moi, avant de rentrer dans le silence qu’exige notre « alliance », avant de te laisser continuer ta route, de te demander une dernière chose.
Sur cette route qui, maintenant, te conduit vers nos pères et auprès de notre Seigneur, ne manque pas de saluer quand tu les verras, les camarades Daouo Benoit, Bo Zoue Laurent, Gnan Raymond, les Doyens Paul Gui Dibo, Oulaté Maurice, l’ambassadeur Georges Goho Bah, notre frère Yéoun Michel, et tous ceux qui nous ont quitté au cours de cette crise, si meurtrière pour notre Région. Dis-leur que le Peuple wè, toujours en lutte, n’oublie pas leur combat pour son rayonnement et pour sa dignité. Oui, donne leur ce message.
Sache, mon cher Basile, que durant ton voyage qui, nous le savons, sera long, nous serons toujours aux côtés de ta famille, auprès des tiens, ébranlés par ton départ inattendu.
Sache que pour nous tes frères, pour tes amis, tu as été et tu resteras à jamais dans nos cœurs, comme un modèle irremplaçable de combattant, un exemple sans pareil de courage et de dignité, à l’instar de la Centrale Dignité que tu as créée et ainsi dénommée à dessein. Un frère au sens profond du terme.
Vas, et poursuis ton chemin dans la paix, sans rancœur et surtout sans regrets. Dieu notre Père, dans sa toute-puissance et dans sa justice, s’occupera des vivants et de notre combat pour la liberté. Il nous appuiera.
Adieu, mon frère Basile…, adieu intrépide Guerrier du travail,…adieu Buffle indomptable de Diboké.
Le Pr Oulaye Hubert
Ancien Ministre de la Fonction Publique
du Travail et de l’Emploi
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